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Axelle Kabou et la géopolitique africaine

L’essayiste camerounaise s’est prononcée sur les enjeux macroéconomiques actuels dans un entretien consacré au journaliste Boniface Mongo Mboussa

Quel regard portez-vous sur le G.20 et surtout quel est votre regard sur «l’aide» au développement?
Votre question en contient deux, en réalité. Je commencerai par replacer la première dans une perspective historique, au lieu d’entrer dans un débat technique qui dépasse, de loin, mes compétences: L’aide au développement pose principalement la question de l’autonomie des couches dominantes des sociétés africaines par rapport aux populations dont elles sont censé assurer la prospérité. Cette question, qui se rapporte à la solidarité interne des sociétés africaines est donc éminemment névralgique. Pour comprendre ce qu’on peut attendre de l’aide au développement et ce qu’on ne peut pas en attendre, il importe de rappeler qu’elle a été instituée, sous forme de projets dits de mise en valeur, à partir des années 1930, par des colonisateurs soucieux d’élargir leur clientèle locale, à des fins de domination politique partagée. Elle avait pour but de permettre au colonisateur de passer pleinement d’une minorité démographique à une majorité sociologique, de nouer des partenariats sûrs avec des « élites » locales. Ces projets sont rapidement devenus des enjeux dans les rivalités politiques, commerciales, religieuses locales et ne sont restés que cela. Il n’est pas inutile de rappeler que l’aide au développement a pleinement atteint ses objectifs politiques en Afrique, puisque des groupes se sont constitués, pour en capter les flux à des fins diverses (domination interne, survie, autonomisation par rapport à l’Etat, etc.). C’est donc une aberration de lui reprocher de participer au maintien d’un ordre mondial qu’elle a pour mission de contribuer à perpétuer; de ne venir que, trop rarement, compléter une épargne préexistante, au plan local, afin d’améliorer graduellement, le niveau de vie des populations bénéficiaires; réduire la pauvreté, etc.: tel n’est pas son objectif.

Et votre regard sur le G20?
Parmi les nombreux procès intentés au G20 (illégitimité, arrogance, brutalité, cupidité, déshumanisation de l’humanité, incarnation d’une mondialisation honnie, etc.), je n’en retiendrai qu’un : la surdité. Au-delà des questions de régulation financière mondiale, de la réforme du FMI, etc. se pose, on le sait, des problèmes bien plus profonds. Ceux-ci concernent l’aptitude de telles institutions à : mettre en place un (ou des) système(s) de gouvernance mondiale défini (s) par la communauté internationale au sens large de cette expression; reconnaître la légitimité des aspirations de groupes qui ne se reconnaissent pas forcément dans le modèle libéral dominant ou dans l’individualisme euro-américain, présenté comme la forme ultime de la liberté humaine ; prendre en compte les aspirations de pans entiers de l’humanité qui veulent que l’être humain, le lien social et non l’individu et la circulation des marchandises d’une frontière à l’autre, soient au centre de la vie. Nous vivons dans un monde menacé, à divers niveaux, par cette surdité et par l’aggravation des inégalités matérielles à l’échelle planétaire; l’être humain est malmené au Nord comme au Sud, dans un monde où l’argent est en passe de détruire tout ce qui ne lui rapporte rien. La question de savoir comment procéder pour que le G20 prenne en compte les questions que pose la nébuleuse altermondialiste n’est pas encore résolue. Les BIC (Brésil, Inde, Chine) qui ont invité l’Afrique du Sud à entrer dans leur club cette année, ne s’opposent pas au G20. Ce groupe ne pourra pas se dérober à ces questions. Ces pays pourront, en effet, difficilement se contenter de montrer qu’ils ont réussi à occuper une position hégémonique dans les échanges mondiaux en contournant les règles du commerce international, comme l’a fait la Chine. Pour continuer à être crédibles, il leur faudra, sans doute, parvenir à secréter d’autres projets de sociétés, d’autres raisons de vivre que la course effrénée à l’argent.

Dans votre essai (2010) «Comment l’Afrique en est arrivée là», vous écrivez : «La question de savoir ce que les princes marchands africains ont fait des revenus du commerce négrier n’est pour ainsi dire, jamais débattue. Elle mériterait pourtant de figurer en bonne place dans l’histoire de l’accumulation en Afrique». Pourquoi n’avons-nous jamais débattu de cette question?
Ce débat existe. Il reste, cependant, confiné à des cénacles savants pour deux raisons majeures: il fait peur car il nous obligerait, nous Africains, à regarder notre histoire économique en face, à en discuter en termes déchromatisés; à nous situer très loin du dolorisme et de la «moraline» habituels pour appréhender les processus par lesquels nous en sommes arrivés à occuper la place qui est la nôtre dans les échanges mondiaux. Il nous faudrait, au préalable, comprendre que le monde pré-moderne n’avait aucune objection à la vente d’être humains. Qu’il y a une différence considérable entre responsabilité et culpabilité historiques. Reconnaître que la vente d’êtres humains constitue la fibre dont notre histoire économique et politique est tissée depuis que le retour du Sahara nous a obligés à bricoler nos «révolutions» alimentaires dans des conditions uniques dans l’histoire de l’humanité. Mais tout ceci exige de gros efforts de vulgarisation qui pourraient être pris en charge par des institutions universelles chargées de promouvoir la culture telle que l’UNESCO. Nous, Africains, ne sommes pas les seuls à être séduits par la tentation de l’innocence: le voile épais qui, en France, recouvre les crimes coloniaux et les prolongements de la colonisation le montre amplement.

Donc les Africains ne sont pas si ignorants?
Ce débat est monopolisé depuis toujours, par les économistes et l’économisme. Les Africains doivent savoir que cette question a été traitée de manière plus approfondie et plus convaincante par d’autres disciplines que l’économie. Il appartient à ces spécialistes, (historiens de l’économie, historiens, chercheurs en sciences politiques, géographes, démographes, podologues, etc.) de porter ce débat sur la place publique car il concerne, avant tout, notre aptitude à penser nos futurs en connaissance de cause. Qui oserait affirmer qu’il s’agit-là d’une question superflue? Nous devons, on ne le dira jamais assez, aux traites négrières notre répertoire politique, diplomatique, économique, religieux actuel; notre goût prononcé pour la prédation et l’extraction au détriment de l’investissement dans la production; nos modes d’accession et de maintien au pouvoir; la guerre comme mode privilégié de contestation politique et d’organisation économique; la question de l’hétérogénéité des populations à gouverner; l’autonomie structurelle et grandissante de nos couches dominantes par rapport au reste de la population; leur incapacité à se muer en couches dirigeantes; nos frontières actuelles, etc. C’est un héritage considérable qui refuse de partir. Tous les Africains qui osent parler de ces questions de manière objective courent le risque d’être ostracisés pour trahison. Regardez bien, vous verrez que la plupart des pays africains sont dominés par des ressortissants de groupes «ethniques» qui ont su se frayer un chemin, de l’hinterland vers ces côtes où l’on vendait des Noirs et qui en ont vendu, après avoir évincé d’autres peuples négriers tels que les Mpongwè du Gabon ou les Douala du Cameroun: (Fang, Téké, Wolof, Mandingue, Bobangui, Mestizos, Créoles, etc.)

Mme Axelle Kabou
continentpremier.com)/n

L’Afrique, comme vous le montrez si bien, avait déjà manqué son rendez-vous avec elle-même et surtout avec la Méditerranée. La perspective du projet d’Union pour la Méditerranée ne nous éloigne t-elle pas davantage de la Méditerranée?
Le projet d’Union méditerranéenne, initié par la France, je crois, n’a pas pour but d’éloigner la Méditerranée de l’Afrique subsaharienne mais de contenir l’islamisme, les flux migratoires, servir de limès à une Europe qui se vit sous le signe du déclin. Elle n’exclut pas l’instauration de partenariats dynamiques (formels ou non) entre les pays du Maghreb, l’Egypte et les autres pays africains. Au-delà des questions de migration, la vocation des pays du Maghreb à resserrer leurs liens avec ceux de l’Europe du Sud, notamment, relève de l’évidence historique et géographique: l’instrumentalisation actuelle du débat sur l’Islam et le christianisme ne saurait faire oublier la vieille solidarité des habitants de cette région, qui remonte à la préhistoire. On ne sait pas encore ce qu’il adviendra de la redéfinition en cours des modes de gouvernement en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Il est, cependant, peu probable que l’émigration de ressortissants subsahariens vers les pays du Maghreb, voire vers les pays de l’Europe méridionale ou vers la Turquie s’interrompe car ces relations sont anciennes. L’or du Soudan et les esclaves noirs ont été la clé de voûte de la prospérité des systèmes politiques de l’Afrique du Nord de l’époque médiévale et au-delà. L’Europe du Sud a toujours grouillé d’esclaves berbères et d’esclaves noirs. Les vraies questions ici sont celles de l’accueil des migrants venus de nos pays ; de l’impact des revenus de la diaspora noire, qui travaille dans ces pays, sur leur pays d’origine et non celle du tarissement des flux migratoires entre l’Afrique subsaharienne et les pays du Maghreb ou du Sud de l’Europe. L’Europe qui s’est débarrassée de près de 50 millions d’individus entre 1880 et 1930, qui a utilisé la colonisation pour ce faire, gagnerait à comprendre qu’elle doit, à son tour, accueillir les excédents démographiques des pays du Sud.

Cette est de extraite de votre livre «Toute la question, est, en effet, de savoir si, après l’échec de leurs partenariats avec l’Occident et le Moyen-Orient, les acteurs politiques et économiques subsahariens sont prêts à saisir l’opportunité de leurs échanges actuels avec l’Extrême-Orient et des pays du Sud pour réussir, enfin, leur insertion dans l’économie officielle mondialisée». pensez-vous qu’ils le feront?
Il ne faut, en tous cas, pas compter sur le NEPAD pour que cela se produise car ce projet relève de l’aide au développement, de la captation de ressources extérieures à des fins de domination. Les populations africaines ne se reconnaissent pas dans ce projet. Il semble plus important de rappeler ici que l’Afrique, dont on célèbre depuis peu la renaissance à coup d’approximations historiques, a toujours été une région dominée, une région placée sous l’Occident et sous l’Orient, pour des raisons amplement exposées dans mon livre. Pour parvenir à s’extraire de cette situation, il faudrait au moins trois choses: que les couches dominantes des sociétés africaines, dont le rôle dans la subordination de l’Afrique est déterminant, éprouvent le besoin de fédérer leurs populations autour d’un rêve actif de prospérité acquise par le travail; que leurs populations soient en mesure de les y obliger; que ces dernières aspirent à jouer un rôle dominant dans le monde. Les conditions d’émergence de l’un ou l’autre de ces scénarios ne sont réunies nulle part en Afrique subsaharienne, à l’heure actuelle. Elles ne risquent pas de l’être de sitôt pour trois raisons principales. Premièrement, les couches dominantes des sociétés africaines ont, déjà profité de l’approfondissement de l’internalisation des échanges pour renforcer leur stratégie d’insertion préférée dans les échanges mondiaux et les bases de leur domination, à savoir: la diversification des partenaires extérieurs et l’exploitation des rentes qu’elle génère. Elles rappellent tout à fait l’histoire de ce Maloango qui a profité de l’arrivée des Hollandais chez lui pour sortir de son tête-à-tête prolongé avec les Portugais. Les rentes dont il est question ici se chiffrent en millions d’euros. Deuxièmement: les rapports de force ne sont pas en faveur des populations africaines, qui sont plus divisées qu’ailleurs, par des problèmes d’appartenance ethnique, etc. Enfin, on voit ressurgir depuis quelque temps, à côté du débat sur le droit à la différence, des assertions opaques concernant la préférence supposée des Africains pour les relations humaines par rapport au travail et à l’argent. Ces discussions ne sont pas sans conséquences: elles posent non pas un problème de culturalisme, comme on tend à l’affirmer, mais bien celui de la confiscation de la parole des Africains par des élites africaines repues. Enfin, l’émergence d’une nouvelle génération d’acteurs africains est souvent évoquée pour augurer des capacités de l’Afrique subsaharienne à améliorer son insertion dans les échanges mondiaux. Or ces acteurs, pris isolément, comptent moins que la nature et la qualité de leurs interactions avec d’autres acteurs africains. On aurait tort, à ce propos, de sous-estimer la capacité de nuisance de l’Etat en Afrique, quand on est un opérateur économique ambitieux. La question de savoir qui a le droit de devenir riche, par quels moyens, qui ne l’a pas et pourquoi est loin d’être clarifiée dans nos pays. Il s’agit d’une question de vie ou de mort. Or l’amélioration de nos modes d’arrimage à l’extérieur dépendra, en grande partie, de la manière dont cette question sera résolue.


Finalement, n’est-il pas temps d’amorcer la mise en uvre d’un projet de déconnexion volontaire (je plaisante à peine)?
Je ne suis pas sûre de comprendre ce que vous entendez par déconnexion. Je soupçonne le paradigme de la convoitise qui revient au-devant de la scène à propos de la relation Chine-Afrique notamment, de servir à masquer une espèce d’inaptitude historique de l’Afrique subsaharienne à se connecter au monde extérieur au profit de ses populations. Ceci dit, un projet d’autarcie, d’autonomie tel que celui qui a présidé, en esprit du moins, à l’élaboration du Plan d’action de Lagos à la fin des années 1970, ne peut être qu’un projet en quête d’acteurs africains, pour des raisons historiques sur lesquelles nous ne pouvons pas nous étendre ici, faute de temps. Je vous encourage à lire mon livre et à relire l’ouvrage que Samir Amin a consacré à cette question. L’autarcie est un mode de fonctionnement à peu près inconnu en Afrique. Les couches dominantes des sociétés africaines, ont, après une accumulation primitive sommaire, largement été tributaires des ressources matérielles et symboliques tirées de leur commerce avec l’extérieur pour parvenir au pouvoir et s’y maintenir. Cette banalité historique universelle a été et reste plus profondément ancrée dans les m urs politiques et économiques africaines qu’ailleurs.

Quel est votre état d’esprit à l’heure actuelle, après l’écriture de ce livre? Je veux dire, que ressent-on après avoir écrit un tel essai? Un soulagement? Une dépression? Une fierté?
Je me sens soulagée. Il m’a fallu cinq ans pour ficeler ce livre, travail de recherche et de rédaction compris. Je suis heureuse d’avoir contribué à montrer à quel point notre histoire économique est passionnante, sans pour autant prétendre à l’érudition. Je me sentirais fière si ce livre contribuait à: mettre l’histoire et la réflexion prospective à la mode en Afrique, à coup de docu-fiction, par exemple; susciter un débat de bon niveau sur le thème de la trajectoire de l’Afrique dans le monde qui me tient à c ur mais que d’aucuns considèrent, a tort peut-être, comme une question éculée. Les Africains sont, semble t-il soucieux de connaître leur histoire. Sans doute, leur manque t-il des outils abordables pour le faire.



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