Par Olivier Mbabia, politologue
Six chefs d’État africains (Afrique du Sud, Bénin, Côte d’Ivoire, Djibouti, Guinée équatoriale et Niger) et deux chefs de gouvernement (Cap Vert et Kenya) participeront à la cinquième conférence du Forum de coopération Chine-Afrique (FOCAC) qui se tient à Beijing en juillet 2012. Officiellement, le FOCAC est une plate-forme pour les consultations et dialogues collectifs entre la Chine et les pays africains amis. Dans quelle mesure ce forum favorise-t-il la participation à une uvre commune ? Douze ans après son lancement, il convient de s’interroger sur la nature, les réalités et les perspectives de ce mécanisme de coopération. Au cours de la seconde moitié des années 1990, la Chine a sécrété de nouvelles orientations révisant à la hausse ses ambitions régionales et mondiales. Cette tendance au multilatéralisme vise un triple objectif : apaiser son voisinage proche, contrebalancer l’unilatéralisme de l’administration américaine post-11 septembre 2001 et promouvoir des normes plus propices à ses intérêts. C’est dans ce contexte qu’il faut situer le lancement du FOCAC. Depuis l’inauguration de Beijing en octobre 2000, Chinois et Africains se sont réunis à Addis Abeba en décembre 2003, à Beijing en novembre 2006, à Charm el-Cheikh en novembre 2009.
La portée du FOCAC sur les interactions sino-africaines
Plus d’une décennie après son lancement, le FOCAC semble avoir rempli sa tâche primordiale en facilitant la progression aussi bien quantitative que qualitative des interactions entre la Chine et les pays africains. Certes, on ne saurait attribuer l’expansion des échanges économiques et commerciaux, le renouveau diplomatique et l’établissement rapide de communautés chinoises en Afrique et africaines en Chine aux seules décisions prises au sein de cette instance. Il faut reconnaître néanmoins que cette institution agit comme le catalyseur de ces développements. De fait, des mesures telles que la suppression des droits de douane, l’envoi de volontaires, la simplification de procédures consulaires ou l’octroi de dons sont dorénavant prises dans le cadre du Forum. Au plan commercial, les mesures prise à Addis Abeba en 2003 et à Beijing en 2006 ont favorisé l’accroissement du volume commercial entre la Chine et l’Afrique, volume qui est passé de 10 milliards de dollars en 2000 à 166 milliards de dollars en 2011. En plus de la convergence des intérêts économiques et commerciaux, le FOCAC offre également à la Chine une plate-forme adéquate pour promouvoir les interactions humaines. On peut noter un approfondissement de la coopération culturelle et sociale entre le Chine et l’Afrique (augmentation du nombre de bourses d’études du gouvernement chinois à l’endroit d’étudiants et étudiantes africains dont la présence dans les institutions académiques chinoises est de plus en plus importante. A titre d’illustration, quatre des huit mesures annoncées à la 4e conférence du FOCAC sont directement associées à l’éducation et la formation de professionnels africains. Les trajectoires des relations sino-africaines dessinées par le FOCAC semblent confirmer les ambitions chinoises à s’engager sur le long terme et pas exclusivement dans l’exploitation énergétique ou autres activités prédatrices. En effet, la fonction de pivot que détient le Forum dans les échanges entre la Chine et l’Afrique semble s’étoffer graduellement. Au-delà des relations bilatérales avec les pays d’Afrique ou multilatérales avec l’ensemble du continent, la Chine a s’engage également à développer une coopération avec des organisations régionales ou sous-régionales africaines. La promesse faite par Pékin de concevoir et réaliser un centre de conférence pour l’UA à Addis Abeba constitue indubitablement l’une des manifestations les plus symboliques de l’attention croissante que les dirigeants chinois accordent aux organes régionaux notamment en Afrique occidentale, australe et orientale.
Socialisation et promotion de normes
Dans une certaine mesure, on peut considérer que le Forum assure une fonction de socialisation dans le sens qu’il consacre des interactions et des actions réciproques porteuses d’influence. Cela passe d’abord par la construction d’une identité partagée sur la base d’un passé commun. On le fait en rappelant avec insistance un passé semblable et d’autre part, surtout, en s’auto-identifiant au Tiers-monde. Le vocabulaire utilisé (« intérêts communs », « besoins mutuels », « confiance mutuelle ») illustre la volonté à vouloir intégrer. En outre, l’histoire est mobilisée pour justifier les relations actuelles. Il est ensuite question pour la Chine de s’auto-identifier aux pays en développement, au tiers monde donc. Cette démarche identitaire a une connotation hautement politique, car c’est davantage pour des raisons politiques – et moins économiques – que la Chine appartient au tiers monde. Ce dernier est alors entendu comme le monde des peuples opprimés et assujettis par la domination des Etats impérialistes. Seulement aujourd’hui, la limite est de plus en plus floue pour la Chine dont le poids économique et les atouts politiques (membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, puissance nucléaire) la rapprochent davantage des grandes puissances du Nord. Enfin, dans le cadre du FOCAC, on insiste sur des projets et des intérêts politiques concordants en l’occurrence en matière de relations internationales. Les membres s’engagent ainsi à renforcer le rôle des Nations unies et de promouvoir activement les réformes de l’ONU et des institutions financières internationales de manière à obtenir une représentation adéquate des pays en développement, l’Afrique en particulier. Avec les chamboulements survenus récemment dans l’arène internationale (affirmation de nouvelles puissances émergentes et difficultés économiques en Occident), la République populaire de Chine ambitionne – publiquement et officiellement du moins – contribuer à une redéfinition du système international en militant pour une coopération Sud-Sud qui entraînerait un monde constitué de plusieurs pôles de puissance. De ce point de vue, l’effectif africain au sein de l’Organisation des nations unies (près d’un tiers des Etats membres) et, par voie de conséquence, ses votes potentiels à l’Assemblée générale fait, à coup sûr, du continent un acteur sur lequel la Chine pourrait s’appuyer. Une des pierres d’angle de la diplomatie chinoise est la construction de liens étroits dans le Sud afin de s’opposer à une domination unilatérale globale. Le regroupement multilatéral qu’est le FOCAC permet ainsi – en renouvelant la rhétorique d’antan de lutte contre le colonialisme et l’émancipation des peuples – de forger, voire légitimer aujourd’hui un front commun contre toute tentation hégémonique globale. Pour ce faire, la Chine insiste sur sa conception traditionnelle des relations internationales qui accorde une nette préférence au respect de la souveraineté de ses partenaires et à la primauté du développement économique. Ces priorités s’opposent diamétralement à la primauté des libertés individuelles et l’importance de la réforme politique promus par le monde occidental. Une analyse des documents importants du FOCAC (Déclarations et Plans d’Action) permet de constater qu’au sein de l’institution, les parties s’engagent à instaurer et travailler à la mise en uvre de certaines pratiques normatives touchant au système international : sacralisation du principe de souveraineté étatique, primauté du développement économique et réforme du système économique international.
Le FOCAC : un mécanisme asymétrique
Il faut souligner que le FOCAC à l’instar des institutions multilatérales internationales est fortement instrumentalisé. Cette instrumentalisation, qui peut être l’ uvre tant de la Chine que des pays africains, s’apparente davantage à un déséquilibre, à une asymétrie. La forme hiérarchique de cette institution permet en effet à la Chine de défendre des causes africaines tout en servant ses intérêts matériels et/ou symboliques. D’abord, en raison du déséquilibre existant entre le leader chinois et les pays africains, certains perçoivent ce regroupement comme un instrument tout entier au service de la nouvelle politique économique de la Chine en Afrique. Dans une certaine mesure, on ne saurait réfuter l’existence de diverses formes d’asymétrie au sein de ce Forum. Exprimé autrement, on constate effectivement que la relation est très souvent présentée et perçue dans le sens Chine – Afrique et non Afrique – Chine, alors même que l’Afrique représente un effectif important dans cette enceinte et, elle fournit des ressources immenses à la croissance chinoise. On souligne plus souvent le fait que c’est justement la Chine, forte de ses capacités économiques et financières, qui investit en Afrique plus que les pays africains ne font en Chine : c’est elle fait des promesses et réalise d’innombrables ouvrages à travers le continent. Si le FOCAC agit comme un démultiplicateur de puissance pour les petits États d’Afrique en servant de caisse de résonance pour amplifier leurs revendications ou en favorisant l’afflux de ressources financières, il faut néanmoins déplorer le fait que face à une Chine aussi puissante que résolue à accomplir ses objectifs, les pays africains semblent avancer en ordre dispersé. Aucun mécanisme structuré n’a été clairement défini par les Africains, qui semblent, jusqu’à présent du moins, laisser le commandement des opérations à la Chine. Il est vrai que l’hétérogénéité des Etats africains, qui sont chacun à des phases de développement différentes, rend l’opération malaisée. Pour des pays moins avancés économiquement, le risque est que ne pouvant guère influencer l’ordre du jour avec la Chine, les élites se servent des acquis du FOCAC pour asseoir leur autorité au détriment du développement social et économique de leurs pays.
Par ailleurs, on pourrait, à bon droit, émettre des réserves sur les déclarations officielles chinoises concernant la réforme des institutions financières et politiques internationales. La Chine envisage-t-elle vraiment de s’opposer au club exclusif des puissances traditionnelles alors qu’elle en fait, dans un certain sens, partie ? Membre permanent du Conseil de sécurité avec un droit de veto, les intérêts de la Chine sont, à plusieurs égards, aussi conservateurs que ceux des pays occidentaux. Concernant la réforme de l’ONU, il est vraisemblable que la Chine s’appuie sur ses « alliés » africains pour empêcher durablement l’entrée au Conseil de sécurité au rival japonais. Comme quoi, le risque qu’elle instrumentalise le FOCAC pour ses batailles internationales ne doit pas être totalement exclu. De ce point de vue, il est improbable voire déraisonnable que Pékin conteste directement l’ordre international et les institutions favorisées par le monde occidental. Ce qui pose la question de la désidérabilité des changements internationaux constamment et parfois hâtivement proclamés par les dirigeants chinois lors de leurs rencontres avec les Africains. Afin de compenser les déséquilibres (ordre du jour, politique d’une Chine, etc.) qui sont indiscutablement en faveur du leader chinois au sein du FOCAC, les pays africains devraient aussi participer étroitement à l’administration et à la coordination du suivi des décisions du FOCAC. On peut en effet déplorer la timidité de l’implication africaine : il n’existe pas de comité de suivi africain au niveau régional. Cela renforce la tendance bilatérale – souvent contre-productive – des négociations au sein et en dehors du FOCAC. Evoquant la prochaine réunion du FOCAC, le Ministre des Affaires étrangères de la Zambie souligne, à juste titre, l’opportunité que pourrait représenter l’action collective : « Je pense que l’Afrique doit faire preuve d’unité dans ses relations avec la Chine ou avec tout autre partenaire. J’espère que les Africains auront l’occasion de discuter avant d’aller au Forum, afin d’éviter la concurrence entre pays… J’espère que les invités se présenteront avec un agenda africain, et non pas seulement un agenda national.»