Un nouvel ouvrage commis par un historien attribue à ce médecin français qui fit carrière au Cameroun le torpillage du nationalisme naissant des années 50 et les «incertitudes» d’aujourd’hui
La colonisation ou la tutelle de la France sur certains pays d’Afrique subsaharienne, dès la fin de la Première guerre mondiale aux indépendances des années 60, est-elle à l’origine de leurs déboires aujourd’hui? Simon Nken, docteur en histoire contemporaine de l’Université de Paris I, Panthéon Sorbonne, pense, comme beaucoup d’ailleurs, que la réponse est «oui!». A travers «L’empreinte suspecte de Louis-Paul Aujoulat sur le Cameroun d’aujourd’hui», publié aux éditions K2Oteurs, l’auteur s’intéresse au cas particulier du Cameroun, à travers la trajectoire d’un homme, susceptible de rendre compte selon lui de la complexité des relations qu’ont toujours entretenues les dirigeants camerounais avec la France.
C’est le précurseur de la «Françafrique», avance même Simon Nken, empruntant la formule de François-Xavier Verschave (qui publia La Françafrique en 1998). C’est donc un ouvrage sans concessions que Simon Nken présente sur le personnage Louis-Paul Aujoulat, ce médecin français qui mit pied au Cameroun dans les années 1935 pour y installer la Fondation Ad-Lucem et qui devint, peu avant l’indépendance, le mentor des leaders politiques qui devaient prendre la tête du pays. S’il est une phrase qui pourrait le mieux décrire la nature de cet ouvrage consacré à Louis-Paul Aujoulat, c’est bien celle de Georges Boniface Nlend, l’auteur de la postface. C’est un «texte consacré à l’exhumation de celui que les Camerounais n’auraient jamais dû enterrer avec les honneurs éternels», avertit-il.
Au départ était l’humanitaire
Louis-Paul Aujoulat est né en Algérie le 28 août 1910 d’un père pied-noir – appellation des Algériens de souche métropolitaine à une époque où le pays maghrébin était encore une province de la France. Après l’obtention d’un baccalauréat latin, sciences philosophie à Alger en 1927, le jeune étudiant de 17 ans se rend en France métropolitaine où il sortira nanti, en 1934, d’un doctorat en médecine de l’université catholique de Lille.
Du fait de son implication dans les associations universitaires chrétiennes dans le nord de la France, Louis-Paul Aujoulat sera envoyé en 1935 au Cameroun par le cardinal de Lille, Monseigneur Liénart, pour y implanter l’Association des laïcs universitaires chrétiens et missionnaires (Ad Lucem). Simon Nken souligne que Louis-Paul Aujoulat, en se rendant au Cameroun, voulait suivre la trace du Dr. Schweitzer, médecin français dont l’expérience au Gabon rendit célèbre. Prix Nobel de la paix en 1952, Schweitzer fut adopté par les Gabonais au point de porter le surnom de: «L’Alsacien de Lambaréné».
Pour imprimer ses marques, la fondation Ad Lucem Cameroun construira des structures opérationnelles de santé et d’éducation dans le diocèse de Yaoundé ; des dispensaires à Oman, Mvolye. En plus du Centre, Louis-Paul Aujoulat étendit l’activité de la Fondation aux régions de l’Ouest et du Littoral. C’est en 1961 qu’il décidera de quitter la direction générale de la Fondation Ad Lucem pour la confier à un autre Français, Gabriel Artaud. Ce dernier passera plus tard la direction à Simon-Pierre Tsoungui, qui devint le premier DG camerounais de la Fondation dans le pays.
«L’image de Louis-Paul Aujoulat dans la conscience populaire de certaines régions du Cameroun reste figée sur le médecin missionnaire qui apporta l’hôpital et l’école moderne aux populations», estime Simon Nken. A y voir de près, il s’agit d’une «naïveté savamment entretenue», juge l’historien. En effet, le mandat de Louis-Paul Aujoulat à la tête d’Ad Lucem n’a pas été aussi linéaire et exclusivement consacré au social et au service de l’Eglise. Le médecin français a exercé de nombreuses fonctions politiques et administratives tant au Cameroun qu’en France.

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Aujoulat, le politicien
Louis-Paul Aujoulat fut élu à la première Assemblée constituante du Cameroun sous tutelle française en 1945. Son principal atout résidait dans le fait que le médecin français jouissait à cette époque d’un «crédit social auprès des populations, des élites administratives et politiques», selon le constat de l’auteur, grâce en particulier à l’action d’Ad Lucem. Parallèlement au Cameroun, Louis-Paul Aujoulat intègrera en France le groupe parlementaire dominant, le Mouvement Républicain populaire (MRP).
C’est lui qui fut ainsi désigné par la France pour aller défendre le projet d’accord de tutelle du Cameroun à l’ONU le 13 décembre 1946. Texte qui fut adopté dans son état en décembre 1946 par la quatrième commission de l’Assemblée générale des Nations Unies. Particularité de ce projet d’accord de tutelle, d’après Simon Nken, il n’envisageait «aucune perspective précise quant à l’autonomie du territoire camerounais». La France voulait par ailleurs gouverner le Cameroun comme une de ses colonies en intégrant le pays dans l’Union française, créée en octobre 1946. L’Union française se voulait comme un cadre réunissant d’une part la République française avec les départements et territoires d’outre-mer ; et d’autre part les territoires et Etats associés.
On sait que cette perspective provoqua l’ire des intellectuels et nationalistes camerounais de l’époque. Des partis politiques verront le jour dont l’un des plus emblématiques, L’Union des populations du Cameroun (UPC), se constituera même en 1948 sur deux principaux objectifs: Unification des deux Cameroun (britannique et francophone) séparés après la Grande guerre de 1914-1918 ; et indépendance du pays. A la suite de l’UPC, Louis-Paul Aujoulat créera au Cameroun son propre parti politique, le Bloc démocratique camerounais (BDC), afin de barrer la voie au nationalisme naissant et à l’indépendance qu’il considérait comme un «principe trop séduisant pour être vraiment pris au sérieux».
C’est donc deux visions antinomiques qui voyaient le jour sur la scène politique locale. Un autre fait révélateur de l’incompatibilité entre les deux partis politiques, cette phrase prononcée en 1954 devant le comité directeur de l’UPC par son mythique secrétaire général: «Ni la charte, ni l’accord de tutelle ne sauraient patronner l’intégration dans l’Union française sans violer le statut de Tutelle en lui-même car le régime de tutelle doit conduire le pays bénéficiaire à l’indépendance, tandis que l’intégration dans l’Union française conduit à l’assimilation», dénonça Um Nyobe.
Malgré les protestations de l’UPC, Aujoulat fut réélu député en 1951 et même président de l’Assemblée territoriale du Cameroun en 1952 pour un mandat de deux ans. En France, il avait été sollicité pour assurer le secrétariat d’Etat à la France d’outre-mer, fonction qu’il assuma du 26 septembre 1951 au 8 janvier 1953. Du 19 juin au 03 septembre 1953, il se vit confier le poste de ministre de la Santé et de la Population ; puis celui de ministre du Travail et de la Sécurité sociale du 03 septembre 1953 au 23 février 1954. C’est donc fort de ces positions, tant au Cameroun qu’en France, que Louis-Paul Aujoulat décidera, d’après Simon Nken, de «décapiter» le nationalisme porté par l’UPC.
On apprend, en lisant cette recherche consacrée à l’expérience du médecin français, que c’est lui qui avait recommandé la venue de Louis Charles Joannes Roland Pré en tant que Haut-commissaire français au Cameroun. Au bilan de ce «fonctionnaire français de triste mémoire», le «bain de sang» provoqué lors de la répression des émeutes de Douala en 1955 ; l’interdiction des manifestations et la dissolution de l’UPC et de ses organes annexes en juillet 1955. En avril 1956, au départ de Roland pré, Louis-Paul Aujoulat donna un avis positif au ministre de la France d’outre-mer, Gaston Deferre, pour la venue de Pierre Auguste Joseph Messmer.
En tant que Haut-commissaire, Pierre Messmer favorisa l’adoption d’une loi d’amnistie des nationalistes en décembre 1956. Paradoxalement, c’est sous son administration que fut assassiné Um Nyobe le 13 septembre 1958 par un détachement de l’armée coloniale. «Avec la mort de Um, l’UPC fut décapitée et le nationalisme vacilla, inspirant désormais une poursuite plus sereine du projet colonial français pour le Cameroun», explique Simon Nken.

La «malédiction aujoulatiste» sur le Cameroun
«Aujoulat était le cerveau et le c ur de la France au Cameroun. C’est son avis qui comptait en métropole», affirme Simon Nken. Sous la présidence de Louis-Paul Aujoulat, de nombreux camerounais adhérèrent au BDC pour y tirer des dividendes symboliques et pratiques sur leur carrière. L’historien en cite quelques-uns dont l’énumération rallongerait cette note de lecture. Néanmoins nous pouvons mentionner: Ahmadou Ahidjo, ancien chef de l’Etat du Cameroun indépendant de 1960 à 1982 ; André Fouda, ancien ministre de l’Economie et député maire de Yaoundé ; Benoît Bindzi, ambassadeur à l’ONU, ministre de l’Information, ministre des Affaires étrangères, ambassadeur du Cameroun à Washington, etc. «Des bénis-oui-oui», soutient Simon Nken, en empruntant le qualificatif utilisé par Théodore Ateba Yene (écrivain autodidacte, auteur de: «Cameroun, Mémoire d’un colonisé».)
Même André-Marie Mbida, le tout premier Premier ministre du Cameroun (1957-1959) avait milité au sein du BDC. Mais l’histoire de ce dernier est singulière, c’est par un «parricide» qu’il est entré dans l’histoire du Cameroun. En 1954, il se retournera contre son mentor, Louis-Paul Aujoulat, en remportant les élections locales. Il reprochait à Aujoulat dans sa campagne d’être trop européen pour défendre les intérêts du Cameroun. Grace au soutien d’André Marie Mbida, Paul Soppo Priso remportera la présidence de l’Assemblée territoriale du pays. En 1956, Louis-Paus Aujoulat sera encore battu aux élections par André-Marie Mbida avec 18.195 voix contre 64.397 voix pour le second. C’est le meurtre symbolique du maitre et Aujoulat décide de se retirer de la vie politique du Cameroun en retournant en France. Là, le gouvernement le nomme expert à la division de la coopération internationale de la Santé.
En France, explique le docteur en histoire contemporaine, Aujoulat aidait de nombreux camerounais dans le financement de leurs études et une fois rentrés, leur servait des recommandations. Même l’actuel chef de l’Etat, Paul Biya serait concerné. «Boursier du gouvernement, Paul Biya aurait bénéficié de la recommandation de Louis-Paul Aujoulat à son retour au Cameroun», avance Simon Nken. C’est à Paris, en France, que Louis-Paul Aujoulat rendra l’âme le 1er décembre 1973.
Dans une lettre qu’il publiait dans les journaux chaque 13 septembre, en mémoire de Um Nyobe, feu l’écrivain Mongo Beti parlera de la «malédiction aujoulatiste» au Cameroun, critiquant notamment «la constitution (par la France, ndlr) d’une élite dirigeante fantoche ainsi que son destin dramatique sur le destin du Cameroun».
«On aurait presque pu prédire le destin politique éphémère d’André-Marie Mbida», affirme pour sa part Simon Nken. «A l’impétuosité et à l’imprévisibilité qui caractérisent Mbida, le pouvoir colonial préféra viscéralement la docilité, la décence et la fidélité (en la personne d’Ahmadou Ahidjo», précise-t-il.
«Le clientélisme politique; le développement d’une culture de la corruption et du trafic d’influence; la fracture citoyenne qui caractérise la collectivité politique camerounaise; la participation dysfonctionnelle des populations à la collectivité; l’érection structurelle de systèmes prébendiers comme mode de gouvernement; les cooptations de type sectaire; le hold-up sur le pouvoir», sont présentés comme autant de legs de Louis-Paul Aujoulat au Cameroun. Il s’agit en outre, ajoute Simon Nken, de «celui dont la vision et le projet antinationaliste ont causé tant de violences hier et tant d’incertitudes aujourd’hui».
Tout en reconnaissant la richesse de cet ouvrage qui fait une savante articulation des archives pour dresser un portrait iconoclaste de Louis-Paul Aujoulat, il est à souligner néanmoins quelques limites. Le fil des idées du livre trahit la propension idéologique et morale de Simon Nken dont on devine qu’il est partisan et nostalgique du nationalisme à la camerounaise et de l’UPC en particulier.
En plus de la dédicace, adressée à «tous les martyrs du panthéon des oubliés du Cameroun», il n’est pas inutile de relever, pour illustration, que Simon Nken a publié des travaux en 2010 sur l’UPC et Louis-Paul Aujoulat. L’un portait sur un ouvrage: L’UPC : de la solidarité idéologique à la division stratégique; l’autre portait sur un article publié dans la revue canadienne des études africaines: Louis-Paul Aujoulat, figure controversée de la vie politique camerounaise (1935-1956).
On pourrait également reprocher à Simon Nken la simplicité avec laquelle il délègue les déboires du Cameroun à un individu alors qu’en sciences sociales on invite à prendre la distance quant à l’uni-causalité des phénomènes. Sur la forme enfin, le lecteur pourra avoir l’impression de se perdre avec les nombreuses dates sur le parcours de Louis-Paul Aujoulat dont il faut faire un effort pour comprendre comment il assumait en même temps des taches au Cameroun et en France à des périodes similaires.
Ces remarques ne voilent pas le mérite de cet ouvrage qui contribue à démêler l’écheveau de l’histoire coloniale et post-indépendance du Cameroun, dont on s’accorde à dire généralement qu’elle demeure mal connue des Camerounais.
