CultureLivres




« Le roman de Mutt-Lon offre un tableau attachant des coutumes villageoises »

Le témoignage de Jacques Chevrier, président du grand prix Ahmadou Kourouma remporté par un Camerounais En choisissant pour titre de…

Le témoignage de Jacques Chevrier, président du grand prix Ahmadou Kourouma remporté par un Camerounais

En choisissant pour titre de son premier roman Ceux qui sortent dans la nuit, son auteur, Daniel-Alain Nsegbe, qui a pris comme nom de plume Mutt-Lon, c’est-à-dire « l’enfant du terroir », nous invite à parcourir le territoire de la magie. Dans l’imaginaire africain, la nuit, réelle ou symbolique, est en effet associée à la peur et au danger. Danger que représentent évidemment les animaux sauvages mais plus encore, si l’on en croit de nombreux romanciers d’Afrique centrale, les esprits malveillants qui habitent la forêt. Mes étudiants gabonais qualifiaient leurs maléfices de « fusils nocturnes ». Ainsi, le narrateur, Alain Nsona, se transforme en « ewusu ». Chez les Bassa du Cameroun, l’ethnie à laquelle appartient Mutt-Lon, le terme désigne un individu d’apparence ordinaire capable de se dédoubler et de devenir, la nuit tombée, un sorcier doué du pouvoir de sortir de son corps, de se rendre invisible et de voler librement à travers les airs. Cela lui confère la plus totale impunité dans l’accomplissement de ses forfaits et de ses crimes. « Au Cameroun, le phénomène est si courant, observe le romancier, qu’à la fin tout le monde y croit : des procès en sorcellerie se tiennent régulièrement devant les tribunaux, et la presse s’en fait l’écho. »

« Chez les Bassa, ajoute-t-il, il n’y a pas de décès sans qu’on suspecte quelqu’un de son entourage d’avoir mangé la victime, ce qui signifie qu’aucune mort n’est naturelle. »

Alain Nsona décide d’enquêter sur la mort prématurée de sa soeur, Dodo, seulement âgée de dix ans. Comme souvent dans ce type d’affaires, ses soupçons se portent sur les proches de la famille, en l’occurrence leur propre grand-mère. C’est en effet elle, « esuwu » réputée, qui a initié sa petite-fille en lui faisant absorber les neuf décoctions rituelles. La dernière, « celle qui retient la langue, n’a pas été efficace. Donc Dodo parle, ce qui met en danger toute la communauté des « esuwu ». Dans ces conditions, elle doit disparaître. Afin d’identifier et de châtier les responsables du meurtre de sa petite soeur, le narrateur accepte, à son tour, de devenir un « ewusu ». Le dédoublement propre à son nouveau statut le conduit ainsi à entreprendre un véritable « voyage astral » : à la suite d’une remontée magique dans le temps, il se retrouve en 1705, en plein XVIIIe siècle, afin, dans un but scientifique, d’y découvrir le secret de la dématérialisation des objets…

Le roman de Mutt-Lon entérine ainsi le fait que la magie exerce encore aujourd’hui une forte emprise sur la vie de tous les jours. Pour singulière que paraisse la démarche, il existe, dit l’auteur, une émission de radio nommée Au coeur de la nuit, sur la chaîne nationale. Des témoins s’expriment en présence d' »ewusus » et l’animateur prodigue des conseils pour se protéger. « Bref, affirme Mutt-Lon, les ewusus sont une réalité terre-à-terre de chez nous. »

Au-delà du mystère et du trouble engendrés par cette plongée dans le monde de la sorcellerie, le roman offre également un tableau attachant des coutumes villageoises telles que le narrateur a pu les observer à la faveur de son voyage astral : les palabres arrosées de vin de palme sous le baobab, les mariages, la vaillance des femmes dans les travaux des jours, l’intérieur des foyers, les pratiques de la chasse… Mais le narrateur peint aussi l’époque contemporaine marquée par la corruption, le délabrement, les retards chroniques des trains, la pauvreté et la misère. Entre courage et résignation, le quotidien des petites gens et l’avenir de l’Afrique semblent bien incertains.

Toutefois, le grand mérite du roman est de proposer une solution originale : transformer les forces maléfiques en pouvoirs bénéfiques. Les « ewusus », écrit l’auteur, pourraient constituer le fer de lance d’une révolution scientifique, avec tous les pouvoirs que la rumeur leur attribue. « Mon roman, poursuit-il, est en quelque sorte une lettre ouverte aux ewusus, une invite à prendre conscience de ce qu’ils pourraient induire de positif pour l’humanité… Mais ce roman n’est pas uniquement une affaire d’ewusus. Il se veut surtout une juxtaposition de deux époques de l’Afrique : celle contemporaine, avec toute l’acculturation qui est la sienne, et celle de jadis, où les villages vivaient en vase clos, sans autre influence que la tradition ancestrale. »

En conclusion, la « lettre ouverte » de Mutt-Lon fuit le dogmatisme et manie avec élégance les anachronismes, l’humour, la dérision, la cocasserie. Son roman peut donc se lire comme une parabole décomplexée et revigorante ; elle invite à ne pas renier son passé, à s’affronter au monde moderne avec courage et croyances propres afin de sortir de la nuit et non plus dans la nuit.


Suivez l'information en direct sur notre chaîne