Par René Dassié et Joël Didier Engo
Bonjour à toutes et à tous,
Merci d’avoir laissé de côté vos obligations habituelles, pour venir à cette conférence de lancement du Comité de libération des prisonniers politiques du Cameroun. Certains se demandent sans doute, pourquoi se préoccuper autant à Paris, de choses qui se passent à 6000 kilomètres de nous, dans un État indépendant, et dont nous n’avons souvent que de lointains échos. Nous avons abordé cette interrogation légitime dans l’article de présentation du comité dont plusieurs médias nous ont fait l’honneur de relayer.
Permettez-nous d’ajouter à l’argumentaire succinctement développé dans ce texte, cette maxime hautement édifiante, tirée de la Lettre de Martin Luther King: «Une injustice commise quelque part est une menace pour la justice dans le monde entier.» Permettez-nous aussi d’entrer dans le vif du sujet par cette autre pensée de Montesquieu, il n’y aura pas beaucoup de citations, rassurez-vous. Montesquieu disait donc dans son ouvrage intitulé Considérations sur les causes de la grandeur des Romains qu’«il n’y a point de plus cruelle tyrannie que celle que l’on exerce à l’ombre des lois et avec les couleurs de la justice.»
C’est une constance, un des traits caractéristiques de la dictature, c’est l’usage de l’appareil judiciaire comme le bras armé d’une politique répressive.
Là où la corruption et la brutalité des forces de sécurités échouent à étouffer les voix dissonantes, les juges aux ordres du prince embastillent sans état d’âme ceux que celui-ci désignerait comme ses adversaires réels ou supposés. Le Cameroun qui en dépit des apparences, les centaines de partis politiques enregistrés, les élections courues d’avance n’est pas une démocratie, n’échappe pas à cette pratique. Depuis l’indépendance de ce pays le 1er janvier 1960 , ses deux présidents successifs, du haut de leur trône de chef suprême de la magistrature n’ont eu de cesse d’instrumentaliser l’appareil judiciaire, pour régler leurs comptes politiques.
On ne reviendra pas sur les procès expéditifs, de type stalinien qui ont émaillé la période Ahidjo le premier Président du pays, avec leur cortège d’exécutions publiques et de longue incarcération dans des prisons mouroirs. Ce n’est pas le sujet du jour. La grande nouveauté du régime de Paul Biya au pouvoir depuis 32 ans, et qui nous préoccupe aujourd’hui, c’est que la grande majorité des prisonniers politiques sont d’anciens collaborateurs du président qui pendant longtemps l’ont aidé à asseoir et à renforcer son pouvoir.
Et l’on se demande légitimement pourquoi il enverrait en prison des personnes qui lui ont été aussi proche. Trois facteurs sont à considérer ici:
1- La paranoïa qui semble s’être emparée du chef de l’État camerounais depuis le coup d’État militaire qui a failli mettre fin précocement à sa présidente le 6 avri l 1984 , c’est-à-dire moins de (02) deux ans après sa prise de fonction. Cet épisode violent a eu entre autres effets, la mise en place au sein de l’appareil étatique d’un système de clientélisme et de délation, puis de clanisme exacerbé, qui confine à l’immobilisme. Un ancien ministre cité par le quotidien Camerounais Le Messager explique les effets pervers de cette stratégie : «Le président sait que des ministres vont lui servir les têtes de leurs collègues sur des plateaux en or, les accusant d’histoires vraies ou fausses. C’est comme cela qu’il réussit à être renseigné sur les uns et les autres». Il ajoute: «cette technique lui a permis de recevoir des rapports fondés ou pas sur certains de ses collaborateurs de qui des collèges ont dit des choses abominables dans l’intention de se maintenir à leur fonction. On a ainsi dit que de certains qu’ils sont tellement fortunés qu’ils peuvent financer une milice, d’autres qu’ils ambitionnent de prendre le pouvoir, d’autres encore qu’ils tissent des réseaux pour déstabiliser le pays avec le soutien déjà négocié des États européens».
2- L’absence d’alternance politique: en dépit du retour contraint au multipartisme dans les années 90 à la suite du discours de La Baule, le pouvoir suprême est détenu par la même personne depuis plus de trois décennies. Paul Biya a verrouillé le système électoral qu’il contrôle absolument. Paupérisée, l’opposition s’est complètement décrédibilisée en étalant ses divisions et en s’exposant à la manipulation et à la corruption du pouvoir.
Résultat: la grande crainte du prince va venir de son propre camp. Le Président redoute ces grands commis de l’État qui l’ont longtemps servi et qui pourraient légitimement aspirer à prendre sa place. On voit d’ailleurs que la vague des arrestations va s’accélérer après 2011. C’est l’année au cours de laquelle le Président va faire modifier la constitution pour faire sauter une disposition issue d’une précédente modification qui l’empêchait de se représenter au terme de deux nouveaux mandats. Quelques années avant cette modification qualifiée par certains de «coup d’État constitutionnel», des rumeurs avaient couru faisant état de la mise en place par certaines personnalités d’un groupe informel baptisé G11 pour génération 2011, dédié à la préparation de la succession de Paul Biya qui aurait dû quitter le pouvoir cette année-là, s’il avait respecté la loi.
Certaines personnalités arrêtées et condamnées pour détournement de deniers publics soutiennent aujourd’hui qu’elles doivent leur malheur au fait d’avoir vu leurs noms cités dans les rumeurs véhiculées sur ce groupe dont l’existence réelle n’a jamais été prouvée. Quoi qu’il en soit, on ne doit pas aller en prison simplement parce que quelques délateurs nous ont prêté des intentions présidentielles, comme c’est le cas pour les anciens ministres Marafa Hamidou Yaya, Urbain Olanguena Awono, Abah Abah Polycarpe et bien d’autres. Ceci est inadmissible .Ce n’est pas un crime que d’avoir servi son pays. C’est encore moins un crime que de vouloir le servir au plus haut niveau si on souhaite se soumettre au suffrage populaire.
On ne doit pas être condamné à des peines infâmantes parce qu’on est soupçonné d’avoir défendu les intérêts des travailleurs surexploités d’une bananeraie à capitaux français, ce qui pourrait gêner le prince qui croit tirer la légitimité de son pouvoir de l’ancienne puissance coloniale, comme c’est le cas de l’ancien maire Paul Eric Kinguè. Ceci est inadmissible. On ne doit pas rester indéfiniment en prison même après avoir entièrement purgé sa peine parce qu’on a un jour été soupçonné de vouloir faire ombrage au prince en créant une association pour défendre et perpétuer la mémoire d’un résistant à la colonisation comme c’est le cas de l’ancien ministre Pierre Désiré Engo. Ceci est inadmissible.
3- En troisième lieu, on vit une ambiance de fin de règne au Cameroun. Paul Biya est officiellement âgé de 81 ans et s’il s’est jusqu’ici débrouillé pour s’éterniser au pouvoir, on sait que la nature finit toujours par reprendre ses droits. C’est le destin inchangeable de tout être vivant, de connaître un jour la disparition. Dans l’entourage du Président, la question de sa succession va donc continuer à être posée, en dépit des dangers auxquels exposent ce type d’interrogation, eu égard à la nature non démocratique du pouvoir. Cela renforce bien sûr la pratique de la délation dont nous avons déjà fait état. L’ambition étant cette fois-ci d’éliminer le maximum de compétiteurs potentiels à la succession du chef, qui appartiendrait à un clan adverse.
Toutes ces affaires essentiellement politiques ont été rendues possibles par la faillite du système judiciaire camerounais. Dans une démocratie, la justice est une grande institution qui joue à la fois le rôle de contre-pouvoir et de régulation sociale. Instrumentalisée, la justice camerounaise a failli à cette mission essentielle. Elle est devenue un instrument de répression politique. Les règles de la procédure pénale universellement reconnues et incluses dans la loi camerounaise ont été régulièrement bafouées et sans états d’âme. On voit ainsi revenir dans de nombreux cas :
– La pratique de la disjonction de procédure par les juges d’instruction. Cela leur permet de saucissonner un dossier pour le renvoyer par petits bouts devant le tribunal. Résultat, le justiciable se trouve confronté à une multitude de procès programmés de manière à le maintenir indéfiniment en détention.
– La détention qui devient la règle et non ce qu’elle doit être, une exception, et se double d’un refus systématique de mise en liberté provisoire.
– Les délais de détention préventive et de jugement excessivement longs, la multiplication des renvois qui font durer les procès sur plusieurs années.
– Une théâtralisation à outrance des arrestations avec le déploiement de dizaines de policiers et devant les caméras de la télévision dans le seul but d’humilier les suspects.
– Une précipitation sans commune mesure avec une justice sereine. On a ainsi vu le ministre des Enseignements secondaires, Louis Bapes Bapes, toujours en fonction être arrêté le 31 mars à son bureau puis relâché le lendemain et reprendre son travail, sans aucune explication. On rappelle ici que Mme Catherine Abena qui était secrétaire d’Etat aux Enseignements secondaires dans le même ministère a connu la même trajectoire, sauf qu’elle n’y a pas survécu. Relaxée après une année de détention, elle est décédée, affaiblie et rendue malade par la longue grève de la faim qu’elle avait observée durant sa détention.
– L’institution d’une véritable présomption de culpabilité directement inspirée par le pouvoir exécutif. On a ainsi pu entendre le ministre camerounais de la justice, Amadou Ali dire dans la presse : «Je mets quiconque au défi de prouver que ceux qui sont arrêtés étaient innocents … Ceux qui disent qu’ils sont innocents ont bien caché ce qu’ils ont volé. » et son collègue de la Communication, Issa Tchiroma Bakary déclamer à son tour, lors d’une conférence de presse radio télévisée du 02 février 2010 : « Qu’est-ce qu’on reproche aujourd’hui à tous ceux qui sont en prison ? On leur reproche d’avoir massivement détourné les deniers publics. Qu’est-ce qu’ils veulent faire avec tout cet argent ? Peut-être aspirent-ils à gouverner. Dans un premier temps, je vous fais remarquer une chose : pour tous les militants du RDPC qui se trouveraient aujourd’hui en prison, ils savent que les statuts du RDPC stipulent que le candidat du parti à l’élection présidentielle reste le Président national. Donc tous ceux-là qui ont détourné dans la perspective de la compétition présidentielle savent qu’ils ne peuvent pas le faire au sein du RDPC ». Ces propos ne laissent pas de place au doute : les affaires sont bien politiques.
Ces considérations d’ordre général posées, nous en venons à notre définition du prisonnier politique camerounais d’aujourd’hui.
Nous considérons comme prisonnier politique, toute personne qui serait en prison pour des motifs autres que ceux du droit commun (communément avancés) qui pourraient avoir servi de façade légale au déclenchement de son affaire.
Pour cela, nous avons retenus quelques critères:
1- La personne soutenue a été reconnue par les organisations internationales de défense des droits de l’homme comme étant un prisonnier d’opinion
2- La personne défendue est maintenue en prison au-delà de la peine qui a été prononcée contre elle par la justice.
3- Le justiciable fait face à une multiplication de procédures, dans une sorte de procès à tiroirs dont le seul but est de le maintenir en détention sans motif valable. 4- La détention dans une prison spéciale, autre que celle de droit commun ;
5- À ces catégories, nous ajoutons toute personne non liée à la politique mais qui a été emprisonnée non pas pour ce qu’elle a fait, mais pour ce qu’elle est. Il s’agit ici en l’occurrence des homosexuels habituellement jetés en pâture aux masses affamées pour les empêcher de demander des comptes sur la mauvaise gestion du pays.

Ces critères établis, nous avons entamé la confection d’une liste, dans laquelle on peut déjà trouver les personnes ci-après, mentionnées sur le site internet du comité:
1- Pierre Désiré Engo, 73 ans Ancien ministre de l’Economie et du Plan (sous Ahmadou Ahidjo et Paul BIYA), puis ancien Directeur général de la Caisse nationale de prévoyance sociale du Cameroun. Emprisonné depuis 14 ans officiellement pour détournement de fonds, il a été reconnu prisonnier d’opinion par l’ONU en 2009. Il aurait dû être libéré en même temps que le français Michel Thierry Atangana. Car le décret de remise de peine signé par Paul Biya en février stipulait que toute personne condamnée pour détournement de deniers publics et ayant passé dix ans en prison serait libérée. Non seulement Monsieur Engo n’a pas été libéré, mais en plus s’est-il vu collé un nouveau procès sur la base de faits jugés fantaisistes par ses premiers juges il y a quinze (15) ans.
2- Marafa Hamidou Yaya ancien Secrétaire Genéral à Présidence de la République, puis Ministre d’État de l’Administration territoriale et de la Décentralisation. Arrêté mi-avril 2012, il a été condamné à 25 ans de prison ferme, officiellement pour « complicité intellectuelle » de détournement de fonds publics en lien avec l’achat d’un avion pour le Président du Cameroun. Il est considéré par le département d’État américain comme un prisonnier d’opinion.
[ 3- Paul Eric Kingue,] ancien maire de Njombé Penja, Littoral. Arrêté le 29 février 2008 à la suite des émeutes de la faim. Condamné à six ans de prison ferme, puis à vie sans même avoir été convoqué au tribunal alors qu’il se trouvait en prison. Il a été accusé de pillage en bande organisée en lien avec les émeutes de la faim de 2008 et de détournement. Mais son sait qu’il doit son malheur au fait d’avoir réclamé aux entreprises françaises qui exploitent des bananeraies dans sa commune de payer leurs arriérés de taxes. Il a été reconnu prisonnier d’opinion par l’Amnesty international dans son rapport 2013.
4- Dieudonné ENOH-MEYOMESSE historien et homme politique, arrêté en novembre 2011 il a été déclaré coupable de vol à main armée et condamné à sept (07) ans de prison à l’issue d’un procès inéquitable qui s’est déroulé devant le tribunal militaire de Yaoundé, selon le rapport 2013 d’Amnesty International qui lui reconnaît le statut de prisonnier politique.
5- Urbain Olanguena Awono ancien ministre de la santé, condamné à 20 ans de prison pour détournement de fonds de lutte contre le sida. Voici ce qu’ont écrit les bailleurs de fonds sur son cas: « Le Fonds Mondial est préoccupé par les arrestations depuis la fin du mois de mars 2008 de l’ancien Ministre de la Santé Publique de la République du Cameroun, Monsieur Urbain OLANGUENA AWONO, ainsi que des docteurs Maurice FEZEU, Raphaël OKALLA et Hubert WANG, respectivement Secrétaires Permanents du Comité National de lutte contre le Sida, du Programme de lutte contre le Paludisme et du Programme de lutte contre la Tuberculose. Le Fonds Mondial a constamment suivi le développement de ces affaires à travers à la fois sa représentation locale au Cameroun et les autorités camerounaises. A notre avis, l’axe des enquêtes menées par les autorités camerounaises n’engage pas le Fonds Mondial. En tout point de vue, tous les rapports financiers et la revue des programmes financés par notre institution montrent à suffisance qu’ils ont été gérés de façon satisfaisante à cette date. Le Fonds Mondial n’a aucune preuve montrant une mauvaise utilisation des crédits alloués au Cameroun. ». Texte signé du Prof. Michel KAZATCHKINE, à l’époque Directeur Exécutif du Fonds Mondial contre le sida
La liste est évidemment non limitative
[bLa mission de notre mouvement se décline en plusieurs catégories d’actions]
1- Étudier les cas et rassembler tous les éléments prouvant le caractère politique de la détention des concernés
2- Sensibiliser l’opinion publique internationale à travers des campagnes médiatiques et d’autres actions
3- Mobiliser toutes les forces, organisations, et institutions pouvant concourir efficacement à la libération de celles et ceux dont le caractère politique ou arbitraire de la détention aura préalablement été établi.
4- Mener et soutenir toute action auprès des juridictions internationales et des organisations inter-étatiques dans lesquelles siège le Cameroun.
Nous appelons à un sursaut de conscience et de de la part des juges, qui oubliant leur serment ont servi de bras armé à toutes ces condamnations téléguidées par le pouvoir exécutif, parfois par peur, parfois par opportunisme. Le sort du justiciable ne doit pas servir de variable d’ajustement de leur trajectoire professionnelle. Nous lançons un vibrant appel au chef de l’État camerounais Paul BIYA dont la responsabilité se trouve interpellée dans son rôle de garant du respect constitutionnel de l’indépendance de la justice. Nous prions le président François Hollande de ne pas rester silencieux sur cette situation qui à terme pourrait sérieusement menacer la paix sociale au Cameroun, et souhaitons qu’il fasse usage de ses liens privilégiés avec son homologue camerounais pour une résolution rapide de ces affaires. Nous invitons la communauté internationale et toutes les bonnes volontés à se mobiliser pour mettre fin aux emprisonnements politiques au Cameroun.
Nous vous remercions.

AFP)/n