Par Olivier Bile, Président de l’UFP
En cette période de célébration de la 43e fête nationale dite de l’unité, au moment où, comme d’habitude, le festif l’emporte sur le réflexif, au moment où notre pays est confronté à toutes sortes de défis, voire de tribulations à la fois sécuritaires, sociopolitiques et socioéconomiques, il m’a semblé opportun, 25 ans après le retour au multipartisme, de questionner notre démocratie en tant que vecteur de mesure du degré d’intégration auquel nous sommes parvenus au Cameroun et dans les autres Etats africains. Au risque de naviguer à contre-courant des poncifs en vigueur, je soutiens qu’au lieu de promouvoir l’unité claironnée ici et là comme un v u pieux, la démocratie à l’africaine nous a fait basculer dans une gigantesque tragi-comédie où les replis identitaires de type tribalo-régionalistes prospèrent plus que jamais dans une atmosphère de sournoiserie et d’hypocrisie quasi-généralisées. Au point de créer un environnement où cette démocratie elle même ainsi que la société toute entière semblent manifestement égarées.
L’un des facteurs majeurs d’égarement de la démocratie africaine réside dans l’acte qui a consisté à méconnaitre l’anthropologie africaine fondamentale, constituée d’une juxtaposition importante de tribus, d’ethnies, de clans et parfois de religions. Ces différents éléments culturels dont la tribu est manifestement le plus redoutable, apparaissent alors comme de véritables cailloux dans la chaussure de la démocratie en Afrique. Le phénomène exacerbé des replis identitaires lié à la prégnance de la tribu en contexte africain apparaît, lorsqu’on se donne la peine de faire une analyse froide de la situation, comme un élément de contradiction, un paramètre antithétique, un facteur de négation, voire de répudiation du fait démocratique. L’Afrique des ethnies et des tribus n’est à l’évidence pas l’Europe des Etats nations où la démocratie a pu prospérer sur un socle linguistique et plus généralement culturel initial commun. Il est vrai que l’Europe elle-même a connu dans les siècles passés, des situations de balkanisation linguistique et régionale relativement comparables à celles que connaît l’Afrique. Et il fallut que quelques despotes éclairés travaillent à niveler ces différences socioculturelles pour favoriser l’instauration des conditions d’un vivre-ensemble harmonieux et durable dans le cadre d’une démocratie républicaine digne de ce nom.
Survient alors la question de savoir comment cette réalité de la complexité culturelle de l’Afrique a pu échapper aux promoteurs de la démocratie sur ce continent, lesquels auraient dû sinon bien évaluer au préalable le projet d’instauration de cette démocratie, du moins questionner la science afin de rechercher le modèle d’organisation démocratique compatible avec la difficulté et la singularité de la société multiethnique africaine. François Mitterrand et les acteurs de la réunion de La Baule auraient été bien inspirés de questionner préalablement et rigoureusement le projet de démocratisation de l’Afrique avant que les vannes ne fussent complètement ouvertes. Bien loin de remettre en cause le principe même de démocratie pour un environnement déjà largement plombé à l’époque par les errements délirants des régimes autocratiques, brutaux et dictatoriaux du continent, la question ici est plutôt celle de la manière dont cette importante mutation politico-institutionnelle a été entreprise.
Si Jacques Chirac en son temps avait eu une certaine intuition sur le sujet, et avait flairé une évidente problématique en estimant que l’Afrique n’était pas mûre pour la démocratie, ce qui lui valut du reste une belle volée de bois vert de la part des Africains, l’on peut reconnaître aujourd’hui, avec le recul, que le problème soulevé par l’ancien chef d’Etat français était peut-être davantage une question de modèle démocratique à inventer que de maturité à l’égard du modèle de démocratie républicaine à l’occidentale.
En effet, les partis politiques créés dans la plupart des Etats dès le début des années 1990 l’ont été sur des bases tribalo-communautaristes. Afin de capitaliser plus facilement leur investissement politique, les partis de l’opposition se sont alors souvent organisés autour d’un fief électoral représenté par la région, le département, en somme, la localité d’origine du leader. Les origines du leader sont encore souvent en effet, l’élément qui suscite l’adhésion, aveugle et irrationnelle, ou les suffrages de nombreux citoyens dont la motivation est simplement ethnique et non idéologique. Et cela se vérifie même auprès de citoyens très éduqués et supposés civilisés et cultivés sur le plan politique. Et lorsque les partis d’opposition s’aventurent électoralement dans d’autres localités à travers le pays, il s’agit bien souvent de celles où ils peuvent compter sur une communauté plus ou moins importante de ressortissants de la région de leur leader, qui ont parfois effectué le choix de s’y établir depuis longtemps pour des raisons économiques ou professionnelles. Même les partis dominants au pouvoir, qui s’appuient sur les ressources humaines de l’administration et laissent une impression – en réalité bien factice – de représentation nationale, sont fondés en réalité sur un socle tribal qui contrôle l’essentiel du pouvoir.
Dans un tel contexte, de nombreux leaders sont aimés, adoubés ou détestés simplement du fait de leurs origines. On se souvient encore du fameux débat sur l’ivoirité en Côte d’Ivoire, qui a quasiment mis en évidence une certaine conception de l’accès au pouvoir et a motivé l’affrontement entre certains leaders du nord et du sud de ce pays, notamment dans le conflit postélectoral qui s’est cristallisé autour des figures de Laurent Gbabgo et Alassane Ouatara qui avait lui-même, auparavant déjà, été confronté sur le même fond thématique à Henri Konan Bédié après la disparition de Félix Houphouët Boigny. Au Rwanda, le conflit politico-ethnique opposant les Hutus et les Tutsis, qui a donné lieu à un épouvantable génocide en 1993, avait été favorisé par l’assassinat de Juvénal Habyarimana, éliminé en plein vol en compagnie du président burundais de l’époque, Cyprien Ntaryamira.
En Centrafrique, au Burundi, au Togo, au Congo, au Gabon au Tchad, au Cameroun et dans la plupart des républiques pluriethniques d’Afrique, la vie politique est plombée par une épée de Damoclès permanente représentée par les replis identitaires de type ethno-régionalo-religieux. Au Nigéria, on a encore pu voir lors de la dernière élection ayant porté le Général Muhamadu Buhari au pouvoir, qui était opposé à Goodluck Jonathan, à quel point ce facteur d’équilibre identitaire est devenu structurant et prégnant dans la société politique africaine. Les politiques d’équilibre régional qui sont alors souvent pratiquées ça et là dans le cadre de la représentation des acteurs ressortissant des différentes régions au sein de diverses instances du pouvoir et au-delà, et qui font souvent encore débat ça et là, apparaissent manifestement indispensables si l’on veut préserver la paix sociale aussi longtemps que la réalité de l’ordre multiethnique prévaudra. Hélas, la mise en uvre de ces politiques est tellement biaisée et viciée que ces politiques d’équilibre finissent parfois, à tort, par être contestées par certains.
Bien que cette réalité soit relativement tempérée dans les Etats bénéficiant d’un patrimoine linguistique commun à l’instar du Mali avec son bambara, du Sénégal avec son wolof ou des pays du Maghreb arabe, cette tendance lourde des replis identitaires demeure, d’autres facteurs culturels tels que l’inflexion religieuse, l’origine régionale ou tribale singulière du leader politique en présence étant les variables à travers lesquelles l’adhésion ou la sympathie politiques se structurent et s’établissent d’une manière générale. Le péril est manifestement bien réel.
A l’évidence, le facteur idéologique semble bien loin des préoccupations et des choix politiques dans un tel contexte.
Pourtant, démocratie rime profondément avec idéologie, et doctrine. Or le facteur tribalo-religieux semble répudier le critère rationnel des opinions argumentées et intellectuellement construites et structurées, contenues en principe dans l’idéologie et le programme politiques des candidats. Comment concilier alors la tribu et la doctrine ? Faut-il promouvoir un modèle ouvert de démocratie ethnique qui resterait entièrement à concevoir par les politologues, les sociologues et les anthropologues? Faut-il plutôt tenter de consolider et d’améliorer les expériences actuelles en s’obstinant à greffer la démocratie classique sur nos Etats multiethniques? Comment bâtir une intégration crédible, sincère et durable en pareil contexte? Là se trouve la quadrature du cercle pour la démocratie en Afrique. Là se trouve l’équation infiniment complexe à laquelle le Cameroun et l’Afrique devront trouver solution s’ils veulent sortir de la tragi-comédie des célébrations routinières et « façadières » de l’unité et de l’intégration nationale. L’Afrique – déjà largement soumise à d’autres périls dus notamment aux profanations constitutionnelles, aux émigrations massives à haut risque vers l’Europe, aux dispositifs politiques et électoraux viciés, à la rareté et aux pénuries diverses -, doit prendre conscience de cette situation et s’extraire hardiment de l’ornière et de l’égarement démocratiques dans lesquels elle est engluée sans encore s’en rendre vraiment compte.
Que Dieu bénisse le Cameroun et l’Afrique!
