Achille Mbembe: Il faut «relancer l’agenda démocratique sur le continent»

Près d’un an après le sommet Afrique-France de Montpellier, les travaux continuent en Afrique, avec des cycles de forums prévus dans différents pays.

Un premier dialogue est organisé en Afrique du Sud à partir du 7 octobre, autour du thème de la démocratie. Et c’est à cette occasion que le philosophe et historien camerounais Achille Mbembe, cheville ouvrière du sommet, lance l’une des propositions phares de son rapport remis au président français Emmanuel Macron.

RFI : Vous lancez ce jeudi la Fondation de l’innovation pour la démocratie, une idée qui avait émergé de vos recommandations en amont du sommet Afrique-France en 2021. En quoi consiste cette fondation ?

Achille Mbembe : Comme vous le dites, c’était la toute première recommandation. L’idée était de se doter d’un outil dédié à appuyer les efforts des Africains en matière de démocratisation. La fondation ne financera pas du tout les partis d’opposition. Son objectif est de relancer l’agenda démocratique sur le continent en partant des expériences qui sont d’ores et déjà en cours, et en aidant les collectifs qui essaient de transformer la vie dans leurs territoires respectifs.

La France a déjà doté ce fonds de 30 millions d’euros sur trois ans et ce fonds ne sera pas directement piloté par le gouvernement…

Non. Pas du tout. L’idée, c’est une idée africaine avec une gouvernance partagée. Dans le conseil d’administration de la fondation, on retrouve autant d’Africains que de Français, que d’Européens.

On observe sur le continent une méfiance et des critiques de plus en plus fortes vis-à-vis de la France, sommée de quitter le Mali, ou régulièrement prise à partie comme récemment au Burkina Faso suite au niveau coup d’État. Pensez-vous que ces nouveaux cycles de dialogue et de débats ont encore la force de changer ces relations déjà envenimées ?

Oui, on ne s’y serait pas engagé si on ne croyait pas que d’autres alternatives sont possibles. Il y a effectivement un rejet d’une certaine idée de la France qui se développe au sein de plusieurs couches de la population africaine, y compris au niveau des élites. Mais, il y a également une volonté de la part d’un très grand nombre de professionnels de relancer ces relations. Ceci exige qu’on se réarme intellectuellement et qu’on soit capable de mettre sur la table de nouvelles idées pour le bien des peuples africains et des peuples français et européens.

Au Sahel, beaucoup reprochent aux militaires français de ne pas avoir réussi à éliminer les jihadistes au bout de 10 ans. Êtes-vous pour ou contre la présence militaire française en Afrique ?

De graves questions se posent aujourd’hui sur le continent concernant la légitimité de la présence militaire française en Afrique et celle, évidemment, des interventions militaires en Afrique. Il faut se saisir de ces deux questions à bras-le-corps, voir avec les acteurs africains eux-mêmes comment est-ce qu’on peut arriver à une nouvelle donne dans ce domaine, comme on essaie de le faire dans le domaine de la coopération financière avec le franc CFA ou de la coopération culturelle.

Au Burkina Faso, on a un nouveau coup d’État qui vient signer un peu plus le recul de la démocratie. Quelles sont les solutions pour sortir de cette multiplication des putschs militaires ?

Il faut redonner l’initiative aux citoyens africains. Il n’y a pas d’autres choix. Les coups d’État militaires, ce sont des culs-de-sac. La seule voie possible aujourd’hui pour que l’Afrique sorte de ces violences à répétition, c’est la démocratisation des sociétés africaines.

En termes de défense de la démocratie, la France est aussi critiquée pour son double discours, condamnant d’un côté les putschistes du Mali ou de la Guinée, mais apportant son soutien au clan Déby au Tchad. Peut-il vraiment avoir des rapports apaisés alors que chacun cherche à protéger ses intérêts ?

Il me semble que ce sont des critiques raisonnables. On ne peut pas dire une chose au sujet du Tchad et une autre au sujet du Burkina ou de la Guinée. Il faudra harmoniser tout cela et aller de l’avant. Je ne vois pas d’autres choix.

 

Achille Mbembe : « je porte le Cameroun en moi partout où je suis »

L’historien évoque la transition politique au Cameroun, ainsi que le douloureux passé colonial avec la France devenu à ses yeux une dette de vérité.

Vous revenez au Cameroun dans la délégation du président Macron alors qu’on vous croyait quelque peu en rupture de ban avec votre pays, du moins si l’on s’en tient à vos positions critiques contre le pouvoir de Yaoundé. Maintenant que vous êtes là, quel est votre état d’esprit ?

Non, je ne l’ai jamais été… Comment peut-on être en rupture de ban avec le pays où on est né ? La position critique, elle est là et elle sera toujours là. Il faut qu’elle soit là en fait, elle est une condition, notre santé commune. Et donc, il n’y a pas à s’offusquer si effectivement on l’adopte.

Il faut intégrer cette dimension dans notre vie commune, notre vie collective. Mais l’amour du pays, l’engagement moral, intellectuel et spirituel pour le pays, la sorte de piété filiale que j’ai à l’égard de mon pays et de l’Afrique est inéradiquable. Je ne suis peut-être pas là physiquement, mais je porte le Cameroun en moi partout où je suis.

Le président Macron s’est entretenu avec la société civile, on se souvient également que dans les recommandations du dernier sommet Afrique – France à Montpellier, il y a un volet lié à la constitution d’un fonds pour l’innovation et la démocratie. Où en est- on avec ce projet ?

J’ai personnellement travaillé sur ce sujet avec plusieurs autres équipes depuis la fin du sommet de Montpellier. Je dois vous dire que la fondation pour l’innovation et la démocratie sera lancée officiellement le 6 octobre 2022 à Johannesburg.

La fondation aura trois centres sous régionaux : un centre éventuellement quelque part en Afrique de l’ouest, un autre en Afrique centrale et un autre en Afrique orientale. Le quartier général se trouvant en Afrique du Sud à Johannesburg. Et donc, la fondation existe d’ores et déjà en termes d’enregistrement par la loi sud-africaine, on va la lancer et partir de 2023, elle sera opérationnelle.

Au cours de la conférence de presse donnée par les deux chefs d’État, on a évoqué le passé colonial qui lie la France et le Cameroun. Emmanuel Macron a clairement dit qu’il revenait aux historiens d’y travailler. Qu’en pensez-vous ?

Je crois qu’il revient effectivement aux historiens de faire la part de vérité sur ce passé. Et la dette de vérité quant à elle est une dette pas seulement théorique ou académique, c’est aussi une dette politique.

Ce que le président Macron est entrain de suggérer, c’est que cette dette, nous trouvions les moyens de l’identifier, pas la payer, mais enfin de l’honorer. L’honorer par un travail judicieux effectué par les historiens mais aussi par les artistes, un travail de mémoire, un travail de refiguration d’un passé commun qui devrait nous projeter vers un avenir à bâtir ensemble.

Au passage donc d’un certain nombre de figures de notre passé, de notre lutte pour la liberté, Ruben Um Nyobe, Felix Moumié, Ernest Ouandié, Osendé Afana, toute la longue liste de nos martyrs. Il y aura cette possibilité justement d’honorer ces figures.

Est-ce que ce n’est pas du ponce-pilatisme de la part du président français de renvoyer la balle aux historiens alors qu’il aurait pu quand-même reconnaître aussi le dommage causé à la nation camerounaise ?

Le président Macron a adopté une espèce de démarche qu’il a appliquée à l’Algérie, qu’il a également appliquée au Rwanda. La démarche est premièrement le souci de la vérité. Qu’est-ce qui s’est passé ? Comment cela a été vécu ? Où se situent les responsabilités ?

Deuxièmement, une fois que ce bilan a été accompli, qu’est-ce qu’on peut faire pour réparer les dommages causés et surtout pour construire un avenir en commun. C’est ça la démarche. Là on est au point 1 de la démarche. Et donc, il nous faut attendre qu’elle se déroule jusqu’à sa fin pour porter un jugement.

Une autre question qui a intéressé les Camerounais c’est celle de la transition. Le président Biya entretient un mystère et laisse les Camerounais sur leur faim. Comment entrevoyez-vous l’alternance au Cameroun ?

En tant que citoyen camerounais, tout ce que je souhaite c’est que les choses se passent bien ici, c’est d’ailleurs le souhait de tout le monde. Mais pour que les choses se passent bien, il faut bien les préparer. Il ne faut pas laisser les choses au hasard et donc, il faut espérer que ce travail de préparation aura lieu méthodiquement, l’objectif étant la réconciliation générale des camerounais dans l’optique d’ouvrir justement ce pays à une nouvelle étape de sa montée vers la liberté. Voilà ce que je peux souhaiter pour le Cameroun.

Afrique-France : chronique d’un sommet, par Achille Mbembe

Chargé par Emmanuel Macron de mener une série de dialogues à travers le continent et d’élaborer des propositions en vue du sommet Afrique-France de Montpellier du 8 octobre, l’historien camerounais analyse le chemin parcouru. Et règle quelques comptes au passage.

 

Le Nouveau sommet Afrique-France a finalement eu lieu. Beaucoup d’entre nous y avons pris part. Plusieurs milliers d’autres ont été impliqués, à un moment ou à un autre, dans le processus qui y a mené. Dans l’histoire des relations entre l’Afrique et la France, aucun autre sommet n’aura privilégié une démarche aussi participative et sollicité un nombre aussi remarquable de voix et de regards. Aucun, sans doute, n’aura suscité autant d’engouement ou de passions, aussi bien en Afrique que dans le reste du monde. La raison en est simple. Quelque chose est bel et bien en train de bouger. Une bonne partie de l’histoire des relations entre l’Afrique, la France et le monde reste à écrire et aveugles sont ceux et celles qui, rivés à leurs préjugés, ne s’en aperçoivent point.

Obsession malsaine

Les griefs portés contre la France et ses actions en Afrique sont connus depuis fort longtemps. Il n’y a, sur ce plan, aucun mystère. Très peu de connaissances neuves ayant été engrangées au cours des dernières décennies, le militantisme anti-français aussi bien continental qu’hexagonal repose sur un stock de savoirs périmés, alors même que la réalité sur le terrain n’a eu cesse de se métamorphoser. À titre d’exemple, les plus grands partenaires commerciaux de la France en Afrique subsaharienne ne sont pas des États francophones, mais l’Afrique du Sud, l’Angola et le Nigeria. Alors qu’en Afrique francophone la France continue de faire l’objet d’une obsession parfois malsaine, l’intérêt pour l’Afrique dans les grands milieux français ne cesse de diminuer, lorsqu’il ne se mue pas en une indifférence pure et simple.

La pauvreté du débat intellectuel sur les relations entre la France et l’Afrique n’est pas seulement criante  dans les milieux militants. Elle caractérise aussi les contributions de nombre de commentateurs, voire de maints universitaires plus à l’aise lorsqu’il s’agit de répéter de recycler de vieux schémas de pensée que lorsqu’il faut entreprendre des enquêtes rigoureuses et documentées. D’où des affirmations péremptoires mais surannées, et le recours à l’imprécation et à l’anathème là où l’on aurait plutôt besoin d’analyses pointues.

J’avais mis en place un comité composé de figures internationales indépendantes, dont la réputation ne souffrait d’aucune contestation. Ensemble, nous voulions que les débats débouchent surtout sur des propositions. Dans l’atonie générale et le cynisme ambiant, c’est en effet ce qui manque le plus. Les réflexions collectives menées au cours de ces débats ont servi de point de départ au rapport que j’ai rédigé et qui a été formellement remis au président Emmanuel Macron à l’Elysée. Mais cette réflexion collective a aussi été à la base de treize propositions dont certaines feront bientôt l’objet d’une mies en œuvre.

Brisés par le poids de l’histoire

À Montpellier, Emmanuel Macron a pu débattre de tous les sujets qui fâchent avec onze jeunes « pépites » que l’on avait  sélectionnées. Pour la toute première fois dans l’histoire des relations entre l’Afrique et la France, des questions telles que le Franc CFA, les bases militaires, les interventions armées, les effets nocifs du colonialisme ont été abordées publiquement, dans une enceinte officielle, du point de vue de nombreux Africains et pas derrière des barricades ou d’autres tiers-lieux. Si, lors de cette joute, une place de choix semble avoir été accordée au passé, il ne s’agissait cependant pas d’une catharsis. L’abcès devait être crevé afin que l’on puisse passer à autre chose, et de nouvelles perspectives  avaient été tracées lors des panels de la matinée. Pour ce qui me concerne, cette voix libre, cette parole sans compromission et empreinte de dignité des jeunes générations vaut son pesant d’or.

Au cours des huit derniers mois, j’ai consacré l’essentiel de mon temps à écouter toutes sortes d’histoires. Je n’ai jamais autant écouté de ma vie. J’ai pris connaissance de toutes sortes de documents et ai rencontré toutes sortes de gens. Certains ne croient en rien, pas même en eux-mêmes. D’autres n’ont aucune conscience concrète du monde. D’autres encore vivent sur un stock de réponses toutes faites à des questions d’un autre âge, qui ne se posent plus.

Parfois, j’ai éprouvé de la nausée. J’ai pu constater à quel point les lésions coloniales peuvent se transmettre de génération en génération. Pour de nombreux Africains brisés par le poids de l’histoire, la France est en effet devenue l’équivalent d’un membre  fantôme. Parfois, bruyamment, ils prétendent vouloir s’en débarrasser, souvent à coup de jurons. Mais, moignons vivants au souvenir de la mutilation, ont-ils seulement mesuré la profondeur de l’attachement qu’ils ont pour leur leur prétendu bourreau ? L’oppression ne s’est pas seulement jouée sur la scène matérielle. Longtemps après la colonie, elle continue de ronger l’imaginaire.

Légataire d’Emmanuel Macron

À cet égard, que n’ai-je pas vu, lu ou entendu ? Un tel ou un tel passe toute la journée à dénoncer l’impérialisme français et ses « laquais » sur les réseaux sociaux. La nuit tombée, à la manière des Pharisiens de l’Évangile, le même vient me demander en catimini si je ne peux pas lui obtenir un carton d’invitation pour Montpellier. Combien de fois n’ai-je été pris pour un légataire d’Emmanuel Macron ? Je ne compte plus le nombre de lettres reçues de plus d’un « panafricaniste » m’implorant d’intercéder auprès de lui pour telle ou telle faveur, en général une carte de séjour dans l’Hexagone.

D’autres requêtes, plus sérieuses, me sont parvenues. Là où cela était possible, je les ai transmises à qui de droit. La plupart étaient typiques de la misère des temps que nous vivons.  Certaines autres portaient sur la violation des droits humains dans des pays spécifiques. Des interactions avec des Africains ont démontré deux ou trois choses. D’abord,  nombreux, en effet, sont ceux qui qui n’ont jamais cru en eux-mêmes. Ils ont délégué leur vie à d’autres, et ils s’attendent à ce que ces derniers agissent à leur place. D’autres vivent dans la peur de se prendre en charge ou d’être manipulés. Ou encore sont en quête de boucs émissaires. Pour d’autres aussi, l’histoire elle-même n’est qu’un interminable procès en sorcellerie. Ceux-là voient en la France l’ennemi principal du continent. Quitte à tomber entre les mains d’autres prédateurs plus ou moins crapuleux, ils veulent  la chasser de l’Afrique. Ils estiment qu’elle est la principale responsable de leurs malheurs et de leurs échecs. Ils forment la phalange avancée du nouveau lumpen-radicalisme africain.

D’autres, et parfois les mêmes, sont déçus par elle et n’en attendent plus rien. Ils lui ont effectivement tourné le dos. Ils regardent ailleurs, du côté des Russes, des Chinois, des Turcs, peu importe, pourvu que ce ne soit pas la France. Certains encore sont sceptiques. Ils exigent des preuves, font de la résistance passive et, souvent, les bras croisés, ils attendent que d’autres fassent le « sale boulot » à leur place. Quelques autres, enfin, qui profitent du statu quo, ne voient pas pourquoi les choses devraient changer.

À la conquête du monde

Mais j’ai aussi fait la rencontre d’individus brillants, animés par le désir de changer le cours des choses, et prêts à mettre leur intelligence au service d’une cause heureuse. On les trouve à peu près partout. Ils agissent dans les interstices de la société. J’ai rencontré des milliers de professionnels. Ils travaillent dans des multinationales, dans des banques, dans diverses industries, dans les médias et la communication, dans le monde des assurances… Ils sont impliqués dans toutes sortes de luttes nouvelles, qu’il s’agisse de l’environnement, de la biodiversité ou du climat. Présents dans la création générale, le numérique et autres nouvelles technologies, ils sont prêts à aller à la conquête du monde.

La plupart de ceux et celles qui ont participé au cycle de débats que j’ai animé veulent travailler avec la France. Ils veulent le faire dans la clarté, sans compromission, et sur des bases entièrement nouvelles, qu’ils veulent renégocier.  Le Nouveau Sommet était, de ce point de vue, une expérimentation. Ce type de travail à la fois culturel, politique et intellectuel à l’intérieur des institutions est incontournable. Cela n’exclut d’ailleurs pas d’autres formes de mobilisation, peut-être plus bruyantes, plus carrées, en apparence plus intransigeantes. Tout dépend des résultats.

Souverainisme échevelé

Ayant choisi de tester les choses de l’intérieur, je peux aujourd’hui affirmer qu’il est en effet possible de changer de paradigme, à condition de savoir comment s’y prendre. Dans le combat pour que l’Afrique se mette debout et marche sur ses propres jambes, il y a de la place pour tous. Chacun y va avec ses croyances, son tempérament, ses horizons. Le mien, et celui de beaucoup d’entre nous, c’est de bâtir un monde commun à un moment où la planète devient si petite. Pour y arriver, il faut créer un nouveau bloc historique, construire d’autres types de coalitions, mais aussi changer nos grilles de lecture et d’interprétation. Le souverainisme échevelé, je n’y crois pas du tout. Il y a des choses que l’Afrique devra régler toute seule, d’autres qu’elle ne pourra régler qu’en dialoguant avec le monde. Cela vaut d’ailleurs, désormais, pour tous.

Emmanuel Macron cherche à transformer les rapports que la France entretient avec l’Afrique. Il sait que le cycle de la « Francafrique » est arrivé à son terme. À la place, il veut inventer autre chose. Il est en effet temps de passer à autre chose. Ce passage, il faut l’effectuer ensemble, sinon nous ne réussirons pas. S’agissant de l’Afrique et de la France, c’est le pari que la plupart d’entre nous faisons. Rien n’en garantit la réussite. Mais rien ne dit non plus qu’il échouera. D’autres font un pari différent. Ou alors ils préfèrent ne prendre aucun risque. Ils attendent sagement de voir de quel cote tombera le dé.

Achille Mbembe à la tribun du -sommet-Afrique-France

Je crois qu’à Montpellier, nous avons commencé à briser le moule. Mais c’est le veau d’or lui-même qu’il faut détruire, et cela requiert un énorme travail qui s’étalera sur au moins une ou deux générations. Pour l’accomplir, les incantations ne suffiront pas. Plusieurs d’entre nous ont lu et étudié Cheikh Anta Diop, Nkrumah, Fanon, Césaire, Cabral, Sankara et d’autres. Nous n’avons pas besoin de les psalmodier. Nous avons besoin d’une véritable théorie de la liquidation. La liquidation de la Françafrique aujourd’hui ne se fera pas avec les vieux outils intellectuels d’autrefois.

Défis d’avenir

L’un des objectifs du Nouveau sommet était d’obtenir de la France un positionnement clair sur des questions cruciales et sur un certain nombre de défis d’avenir. Nous voulions qu’elle se situe sans ambiguïté du côté de la démocratie. Un Fonds de soutien à l’innovation et à la démocratie va être mis sur pied. La démocratie et l’innovation sont, comme la biodiversité, l’une des conditions de notre durabilité sociale et écologique. La tyrannie aura agi en Afrique à la manière du réchauffement climatique. Elle aura détruit les conditions mêmes d’existence. Nous disposons de sociétés flexibles, culturellement ouvertes, capables de résilience et d’adaptation et portées vers l’innovation. Mais nous souffrons de systèmes clos et immobiles. Et c’est ce déséquilibre qu’il faut corriger. Aujourd’hui, l’écart entre la créativité de nos sociétés et l’enkystement des institutions et modes de gouvernement n’est plus soutenable. C’est à cette inadéquation qu’il faut mettre un terme. Le Fonds sera l’un des outils à cette fin.

Face à la montée des périls identitaires et du racisme dans le monde, nous voulions que la France s’engage, sans équivoque, à reconnaître sa part africaine, la part du génie africain dans la formation de l’idée française. Une Maison de l’Afrique et des diasporas sera construite, non pas en banlieue, mais en plein cœur de la capitale. Nous voulions que certaines pratiques héritées du passé cessent. Emmanuel Macron a reconnu publiquement que l’armée française n’a pas vocation à rester en Afrique. Ceux des États qui le souhaitent peuvent par conséquent ouvrir avec la France des négociations qui permettraient de réimaginer d’autres formes de coopération sur le plan militaire parce que nous en avons besoin.

Cela pourrait déboucher, par exemple, sur le soutien aux mécanismes régionaux et africains de sécurité collective ou sur l’accroissement du soutien aux capacités opérationnelles de forces africaines éventuelles. La même chose peut être envisagée du point de vue de la politique de coopération monétaire. Le Franc CFA n’a en effet plus d’avenir en Afrique. Il s’agit d’une monnaie qui porte désormais le masque du mort. Le moment est propice pour une floraison d’idées et de propositions. Mais comme on le sait, la critique vaine est parfois plus facile que la capacité à articuler des propositions.

Pendant très longtemps, la France a soutenu des régimes dictatoriaux chez nous. Ils ont fini par détruire les moyens d’existence de millions de personnes. Elle doit maintenant apporter sa modeste contribution à la déconstruction de la tyrannie sur notre continent. C’est l’une des conditions pour renouer avec elle un dialogue fructueux et changer la nature de nos relations communes. Cela dit, nul n’a installera la démocratie en Afrique à la place des Africains. Mais il est de la responsabilité morale de l’ensemble de l’humanité de veiller à ce que les droits de tous les vivants sur cette planète soient garantis. Et la France, et nos pays doivent payer leur part de cette dette mutuelle à notre existence collective, humains et non-humains.

Achille Mbembe

Dieudonné Essomba – Sommet Afrique-France : de la critique compulsive là où on attend des projets !

 » S’il y a quelque chose qui caractérise l’intellectuel africain en général et camerounais en particulier, c’est la tendance à monter sur ses grands chevaux et à critiquer violemment les initiatives des autres, sans pour autant promouvoir des alternatives viables.

Les relations entre la France et les pays africains illustrent cette situation à merveille ! Tout ce qui est entrepris dans ces relations est perçu de manière négative et critiqué avec emphase et excès. Les relations néocoloniales, la soumission des dirigeants, le mépris de la France, tout y passe !

Si le Président français rencontre les Présidents africains, cela est perçu comme un signe de mépris extrême ! Maintenant, s’il se ravise et engage plutôt des discussions avec la Société civile, c’est toujours la même frénésie dans la dénonciation !

Si jamais, cette France arrêtait ces rencontres, les mêmes Africains hurleraient encore plus fort, à l’abandon honteux de la France, après avoir dérobé les ressources de l’Afrique !

Pourtant, dans ce flot de critiques, personne ne peut vous présenter un projet alternatif fiable de coopération entre la France et nos pays. Face à la France, qu’est-ce qu’on fait ? Le tout n’est pas de passer son temps à aboyer ! Il faut proposer une démarche nouvelle plus satisfaisante !

Le problème ici n’est pas dans la pertinence de ces sommets. En tout état de cause, ils sont organisés par la France, avec les fonds de la France et dans l’intérêt de la France. Et personne ne fera aucun reproche à la France d’agir pour ses intérêts.

La question fondamentale est que face à cela, qu’est-ce que nous faisons ? C’est bien beau d’aboyer sur la France, de traiter Achille MBEMBE de traitre, de pourfendre nos dirigeants incompétents. Mais la question reste : qu’est-ce qu’on fait ?

Dans ma carrière d’Economiste et de fonctionnaire, j’ai appris une chose : tout ce qu’on fait est critiquable. Mais une critique n’a de sens que si elle s’accompagne d’un projet alternatif plus efficace.

Si vous n’avez pas d’alternative, votre critique ne vaut rien.

Il en est ainsi de la situation particulière du CFA qui est devenue la bête noire de tous les anticolonialistes. Oui, personne ne doute des limites du CFA : c’est une monnaie contraignante qui a tendance à étrangler nos Economies.

Le problème n’est donc pas là ! Le problème ici est qu‘on le remplace par quoi ?

Et c’est là que tout se corse !

Car, tous ces pourfendeurs sont absolument incapables d’élaborer un système monétaire alternatif qui évite les contraintes imposées par le CFA, sans toutefois nous conduire à d’autres dysfonctionnements infiniment plus graves. 

On peut à la limite tolérer des critiques de l’homme de la rue. Mais quand des intellectuels en viennent à un concert de condamnations systématiques de toutes les initiatives, sans le moindre projet alternatif, il y a quelque chose qui ne va pas !

Et c’est justement cela que j’ai toujours dénoncé : la tendance à masquer une profonde impotence intellectuelle derrière des mots creux et des critiques compulsives ! »

Dieudonné ESSOMBA

Cameroun : Gaston Kelman répond à Achille Mbembe

En séjour au Cameroun, le célèbre écrivain s’est confié au Messager notamment sur sa vision de la Françafrique, l’engagement des intellectuels africains sur la question. Mais aussi les rapports de la France avec ses anciennes colonies, dans la perspective du Sommet de Montpellier prévu du 9 au 10 juillet prochain.
Interview De Gaston Kelman parue  le 10 mai 2021 dans le journal le Messager.

Journal le Messager : Comment se passe votre séjour au Cameroun ?

Gaston Kelman : Mon séjour au Cameroun c’est toujours le même bonheur immuable. Les amis, la famille, les rencontres fortuites ou organisées, un peu de rendez- vous médias, le bonheur de débattre avec les jeunes qui sont mon seul vrai centre d’intérêt, beaucoup de bonne bouffe, comme à Paris, un peu de tourisme vert. Je ne m’ennuie jamais. Globalement, les gens m’aiment bien, même quand mes idées les perturbent, parce qu’ils sentent que je suis proche d’eux. 
Vous débarquez au bercail au moment où la pandémie Coronavirus continue de sévir. Comment vivez- vous cette crise sanitaire qui a enrhumé le monde entier ?
Sur la pandémie, je partage les mêmes inquiétudes que tout le monde, les mêmes angoisses, le même malaise des choses que l’on nous cacherait, des non-dits… Mais je suis très fier de la gestion de cette pandémie par l’Afrique et au sommet de tous, le Cameroun. Quelle générosité, quelle ingéniosité, quel courage, quel optimisme ! Il n’y a pas de psychose. Tout le monde s’est mis en branle, les tradipraticiens, les traitements bingo, les ngul be mama, les ngul be tara, le clergé, les professionnels de la santé… Cet optimisme et cette positivité payent. Je me suis amusé à dire que pour une fois que l’on n’aide pas l’Afrique, elle s’en tire mieux que tout le monde, pour des rai- sons que j’ignore. Je voudrais rendre un vibrant hommage à un frère qui avait une estime pour moi au-delà de ce que j’imaginais. Il s’agit de Monsieur Samuel Baniñi, un dirigeant légendaire du port de Douala pour qui ma généra- tion avait une grande admiration. Il a été emporté par cette pandémie. Je pense à ses enfants mes neveux, et à son épouse ma cousine.
La chronique littéraire ces derniers jours est marquée par cette espèce de passe d’armes qui vous oppose à votre compatriote et non moins brillant intellectuel, Achille Mbembe quant à la redéfinition de la relation entre la France et l’Afrique dans la perspective du Sommet de Montpellier du 9 au 10 juillet. C’est quoi concrètement le problème ?
Parler de passe d’armes et d’opposition est une approche de journaliste. Monsieur Mbembé a pris des positions qui ont suscité en moi une réflexion.
Vous faites référence à ma tribune parue dans le journal en ligne de Jeune Afrique. J’en profite pour rendre hommage au grand professionnel Béchir Ben Yahmed qui vient de nous quitter. Je crois avoir fait une analyse objective, sans invective, sans accusation. Je ne renie même pas à Monsieur Mbembé le droit d’aller ou il veut, de rencontrer qui il veut, de croire qu’il a raison, de croire qu’il est infaillible, même de se tromper. J’ai juste ressenti la nécessité d’expliquer, comme je l’ai dit, les rai- sons pour lesquelles un intellectuel africain pouvait penser que l’Afrique toute entière avait besoin du tutorat de la France pour tracer son chemin.
On le sait, le développement d’un peuple est comparable à celui d’un corps humain. Il lui faut la maturité nécessaire pour aborder les étapes de la vie. Soixante ans après les indépendances, l’Afrique peut être fière de son parcours, dans le contexte historique qui est le sien. Ce n’est pas le lieu ici, mais je peux dire que toute comparaison avec les nations asiatiques ou sud-américaines est impropre.
Le contexte n’est pas le même.  Nous le savons, le prédateur n’a pas vocation à relever sa proie. J’apporte cet éclairage car c’est le travail de l’intellectuel. Je dis, ne faites pas croi- re à la France qu’elle dirige l’Afrique. Je dis la Françafrique intellectuelle de Monsieur Mbembé n’est pas plus vertueuse que celle de ceux qu’il qualifie de satrapes et qu’il vitupère au-delà de la décence, je pourrais dire. Je dis avec Césaire, « on avait fourré dans sa pauvre cervelle qu’une fatalité pesait sur lui ; qu’il n’avait pas puissance sur son propre destin ». Je dis c’est faux. Je dis c’est juste une situation conjoncturelle postcoloniale, que ce n’est pas à l’Africain d’en faire la promotion, mais plutôt d’aider le peuple à en sortir. Je dis que rencontrer Macron c’est penser qu’il a la mainmise sur notre destin. J’aimerais que les historiens et tous ceux qui peuvent le faire, m’éclairent. Dans quel espace réel ou mythologique un ancien dominant a-t-il aidé ses anciens dominés à se relever ? Je pense qu’un enfant de première année de psychologie sait que le fonctionnement du prédateur n’est pas de guider sa proie.
A vous lire, on a l’impression que vous faites le procès de l’intellectuel africain que vous accusez d’avoir cru au messianisme de la France sur le destin de l’Afrique. Qu’est-ce qui peut justifier un tel postulat ?
Le fait est que l’intellectuel dont il est question croit au messianisme de la France sur le destin de l’Afrique. Ce n’est pas une accusation. C’est un constat. La France doit par-ci… La France doit par-là… Je suis un intellectuel, et je pense que mes pires détracteurs ne peuvent pas me le contester. Faire le procès de l’intellectuel, ce serait faire mon propre procès. Je ne fais pas de procès. Mais je suis un homme qui essaie toujours de comprendre les concepts et les comportements. Voici les explications que je propose. Est-ce que depuis De Gaulle et Sekou Touré, la France n’a pas toujours tenu nos politiques par la terreur ? Est- ce que nous ne sommes pas dans une logique de flatterie de l’intellectuel depuis les grands prix littéraires d’Afrique noire jusqu’à le tout neuf apogée de la Françafrique intellectuel- le ? Est-ce qu’il y a pire contempteur des dirigeants africains que l’intellectuel africain qui préfère aller conseiller Macron pour gérer ces « satrapes » ?
Est-ce que je n’ai pas le droit de m’interroger sur le degré d’aliénation de l’intellectuel africain quand il pense que le France doit résoudre les problèmes de l’Afrique ; quand il semble ignorer que s’il y a des satrapes et des aliénés intellectuels « la voix de son maître » c’est parce que l’école est mauvaise et donc la pensée mauvaise et que c’est lui qui devrait en créer de bonnes ? Est-ce que je n’ai pas le droit – que dis-je, le devoir – de m’interroger si l’intellectuel a lu cette recommandation magistrale de Frantz Fanon qui dit que « chaque génération doit dans une relative opacité, trouver sa mission, l’accomplir ou la trahir ». Est-ce que je n’ai pas le droit – que dis-je, le devoir – de me demander si l’intellectuel de ma génération n’est pas en tain de trahir sa mission ?
Le fait pour un éminent intellectuel de la taille de Mbembe d’ « accepter de travailler avec Emmanuel Macron », est-il un sacrilège ?
Je ne suis pas un juge, encore moins un moralisateur. Chacun fait ce qu’il veut. J’ai fait des choix dans ma vie qui n’ont pas plu à tout le monde. Tout le monde les connaît. J’assume, Mbembe assume. Ce que je fais, c’est de proposer une explication que je pense bonne, et dont j’attends que l’on me démontre qu’elle ne l’est pas, pour expliquer ce qui pousse un intellectuel africain à accepter de travailler avec Macron à la création d’une françafrique intellectuelle sur les décombres de la françafrique politique tant vitupérée, tant vilipendée.
Comment percevez-vous la redéfinition des fondamentaux de la relation entre l’Afrique et la France ?
C’est très important que vous repreniez cette terminologie. Voyons donc ce que Monsieur Mbembe en dit dans une interview avec le journal français Le Point. Les fondamentaux, « ce sont les valeurs, finalement. Sans elles, l’Afrique et la France n’ont rien à par- tager, ni rien à faire ensemble au ser- vice de l’avenir. Faire des affaires, comme nous les ferions avec les Chinois, les Turcs, les Russes et d’autres, n’est pas un idéal. Je parle des valeurs, c’est-à-dire des idées, des choses impérissables comme la protection de la vie, le souci de la liberté, la démocratie, les droits humains fonda- mentaux. En l’absence de ces valeurs, il n’y a pas de lien digne de ce nom à réparer ».
Si l’Afrique ignore comme semble le dire implicitement Monsieur Mbembé, les valeurs de la société et doit aller les apprendre chez le Français, je ne sais pas si nous sommes si loin de cette conception qui voudrait que l’Afrique ne soit pas entrée dans l’histoire ! Nous noterons au passage que la France est un énorme partenaire des pays que Monsieur Mbembe cite et n’exige pas d’eux les fondamentaux qu’elle doit enseigner à l’Afrique. Je suis surpris qu’il traite ces pays de cette façon et je voudrais rappeler aux lecteurs que ce n’est ni lui ni la France qui décide du modèle de « valeurs » à adopter par la Chine. Je voudrais rap- peler qu’une étude de Pew, un très grand cabinet américain en la matière, a fait une étude qui démontrait il y a quelques années du temps d’Obama, que 85% des Chinois étaient contents et très contents de leur régime sans valeurs, modèle Monsieur Mbembé, contre seulement – on pourrait dire – 31% d’Américains du leur. Et c’était du temps d’Obama, pas de Trump ! Je voudrais dire que quand on entend les arguments de Monsieur Mbembe, on comprend à quel point il y a accord de pensée entre lui et – j’ai failli dire les maîtres – la France. Si vous n’êtes pas démocratiques, si vous ne faites pas
ceci-cela, je vais me fâcher. Attendre que la France enseigne les valeurs à l’Afrique, j’en suis un peu triste.
J’aime la France et c’est mon pays. J’ai beaucoup, beaucoup fait pour lui. J’ai écrit un livre où je développe l’idée selon laquelle la France n’est pas raciste, même si ses élites sont schizophrènes. Très peu de gens oseront une telle « iconoclastie ». Mais j’ai avancé des arguments. Je suis profondément fanonien. Dans son livre culte Peau noire masques blancs, Fanon dit tout son amour pour la France dont il partage la culture, l’histoire ; qu’il a défendue pendant la guerre. Il avait à peine dix huit ans quand il s’est enfui pour rejoindre la ligne de front en Europe, en passant par les Antilles anglaises parce que la Martinique était pétainiste.
Pourtant quand cette France qu’il est allé libérer s’est acharnée à asservir l’Algérie, c’était insupportable pour le grand homme des libertés. Je ne saurais donc permettre à la France de penser que d’un côté elle, de l’autre l’Afrique. Comme intellectuel, je dois l’éclairer. Je ne saurais l’aider à penser que l’Afrique attend d’elle des leçons sur les valeurs. Entendons-nous bien. Une nation vit avec son espace et aucune autre ne peut venir construire son développement. Même quand elle n’aurait pas de valeurs, la France ne pourrait les lui inoculer. Les nations africaines ne peuvent s’en sortir que d’elles-mêmes. Mais Mbembé l’a écrit sur tous les murs, la France doit financer l’état de droit et la démocratie en Afrique. Ce n’est pas mon point de vue. Je ne cautionnerai pas le mythe de la mission civilisatrice. Car c’est bien de cela qu’il s’agit.
En quoi la nouvelle relation entre la France et l’Afrique, voulue par le président Emmanuel Macron, vous pose problème ?
Ce n’est pas à la France de vouloir une nouvelle relation avec l’Afrique. C’est aux nations africaines et choisir leurs partenaires, selon leurs intérêts. Et puis cette façon de mettre un pays  au niveau d’un continent, c’est très réducteur pour l’Afrique et même méprisant. La deuxième chose, l’intellectuel se doit d’être un homme de perspective. Ce que je veux dire c’est que si dans les faits, l’aliénation de l’Africain le pousse à penser que son maître en pensée en développement est la France, j’ai le devoir impérieux de ne pas m’aligner sur ce constat, mais de proposer une perspective qui ait du sens. Alors cette perspective c’est de dire aux nations africaines, libérez vous de vos chaînes mentales. A force de lui marteler cela, elle le comprendra un jour.
L’engagement des intellectuels africains ne constitue-t-il plutôt pas une plus-value ?
Si, bien sûr ! Chaque génération doit trouver son modèle d’engagement. Mais j’attends l’engagement de l’intellectuel auprès des siens, pas auprès de la France. Doit-on comprendre que les intellectuels africains anglophones, hispanophones ou lusophones n’apporte- raient pas de plus-value parce qu’ils ne vont pas aider à trouver des valeurs pour leurs pays à Leeds, Barcelone ou Porto ! Une chose est que l’homme politique fasse des salamalecs, s’abîme en contorsionnisme diplomatique. C’est son job. L’intellectuel crée de la pensée sans fioritures. Chaque fois que l’intellectuel ou l’universitaire se perd en politique, c’est toujours la catastrophe. L’actualité camerounaise nous présente une illustration assommante.
Pensez-vous comme beaucoup d’autres hommes politiques et chercheurs que la « Françafrique », ne se résume qu’à des « liaisons incestueuses entre notre diplomatie et les dictateurs africains », soi-disant au nom de la préservation de l’influence française en Afrique ?
Aujourd’hui, la françafrique a trouvé un autre champ, celui de l’intellect. Une autre diversion, on parle beaucoup de société civile. Quand j’étais petit, j’ai chassé le rat palmiste, sans grand  succès je l’avoue. Je ne me souviens pas en avoir attrapé un seul. Je m’en tirais mieux avec le fretin. Mais je connaissais la tactique de la chasse au rat palmiste. Il fallait sur une certaine surface, découvrir les débouchés de ses multiples galeries, les boucher et ne lui en laisser qu’une avant d’enfumer son terrier. On va découvrir que le dominant est comme le rat palmiste avec plusieurs galeries.
Quel regard portez-vous sur l’implication de la France dans la gestion des crises au Cameroun ?
Je ne sais pas quelle est l’implication de la France dans la gestion des crises au Cameroun. Je suis un homme de perspectives, comme je vous l’ai dit et je rêve dont du jour où l’on ne me posera plus ce genre de question. En fait ce que j’en pense, c’est la même chose que je pense de l’implication du Cameroun à la résolution de la crise calédonienne par la France. Comme intellectuel, j’ai fait des propositions sur la crise du Noso au gouvernement par le biais de son ambassade en France il y a quelques années et j’ai abondamment donné ma position dans la presse. J’ai coordonné la rédaction d’un livre collectif de soutien contre Boko haram qui a réuni quinze écrivains Camerounais et internationaux.
Je suis viscéralement optimiste pour mon pays et les autres. En soixante ans les nations africaines ont beaucoup fait dans un contexte vicié. Les satrapes ont essayé avec l’épée de Damoclès qui ne les a pas tous ratés. Le jour où l’intellectuel comprendra sa mission, et qu’il viendra conseiller son pays pour jouer le rôle de lumière comme les Français l’ont fait chez eux quand il le fallait… Aussi longtemps que nous irons chez les autres pour trouver des solutions à nos problèmes, nous nous retrouverons à Canossa. Et Canossa n’agrandit pas ses visiteurs.
Entretien avec Jean François CHANNON
  • NB : le titre de l’interview est de nous, Journal du Cameroun.com.

Achille Mbembe: «Emmanuel Macron veut redéfinir les fondamentaux de la relation entre l’Afrique et la France»

C’est un partenariat qui va faire du bruit. En juillet prochain, lors du prochain sommet Afrique-France prévu à Montpellier, dans le sud de la France, Emmanuel Macron dialoguera avec Achille Mbembe. Depuis quatre ans, l’essayiste camerounais critique sans ménagement le président français. Mais dès avril, Achille Mbembe va accompagner une série de rencontres préalables au sommet. Et à la séance plénière du 9 juillet, il échangera avec Emmanuel Macron devant un panel de jeunes. Pourquoi un intellectuel farouchement indépendant comme Achille Mbembe accepte-t-il l’invitation du chef de l’État français ?  Le célèbre historien camerounais répond aux questions de Christophe Boisbouvier.

RFI : On connaît votre combat contre le postcolonialisme et pour l’émancipation de l’Afrique. Pourquoi avez-vous accepté de co-piloter la préparation du prochain sommet Afrique-France ?

Achille Mbembe : Je suis tenté de dire que c’est d’abord par curiosité intellectuelle. Le président Emmanuel Macron m’a demandé de jouer un rôle d’accompagnement auprès des nouvelles générations, avec lesquelles il veut tenter de redéfinir ce qu’il appelle « les fondamentaux de la relation entre l’Afrique et la France ». C’est un combat pour lequel nous militons depuis près de soixante ans. La proposition du président Macron est suffisamment ouverte, pour que l’on puisse contribuer à la définition du contenu de cette nouvelle relation. J’ai trouvé que c’était un projet nécessaire, raisonnable, que la mission était une mission de bon sens, que l’Afrique devrait pouvoir y trouver son intérêt, ce qui me semble être le cas.

Après le discours de Ouagadougou de novembre 2017, vous avez écrit : « Quand Emmanuel Macron parle d’une révision en profondeur des rapports franco-africains, il fait, en réalité, une opération de marketing [pour relancer la France sur le marché commercial des pays africains] ».

Oui, à l’époque, beaucoup d’entre nous pensaient, effectivement, que c’était le cas. Il faut quand même être aveugle à ce qui se passe, pour répéter la même antienne aujourd’hui. Il y a des gestes qui ont été accomplis, je pense en particulier à la mission qu’il a confiée à mon ami Felwine Sarr, qui a permis de rouvrir le débat sur les restitutions [des biens culturels africains], qui a permis un déclic des imaginaires. Je pense à l’autre mission, confiée à madame N’Goné Fall, qui a abouti à une grosse opération « Africa 2020 », il y a des pas qui ont été accomplis en ce qui concerne le franc CFA… Et donc il y a un frémissement. Il faut, évidemment, aller plus loin.

Pour recréer du lien humain entre la France et l’Afrique, Emmanuel Macron compte beaucoup sur la diaspora africaine en France, ce qu’il appelle « la part africaine de l’identité française ». Est-ce que vous y croyez, vous aussi ?

Oui, il y a des choses à faire avec les diasporas. Après soixante années de pétrification, le moment est venu, justement, d’accélérer ce processus, pour provoquer les déclics nécessaires, tout en sachant que tout ne va pas changer du jour au lendemain ! Mais il faut être à l’affût de chaque brin d’espérance et petit à petit, je dirais, ouvrir la voie à d’autres imaginaires.

Mais vous n’êtes pas toujours tendre avec Emmanuel Macron. Vous écrivez : « Le choix des diasporas, comme bras civil d’une croisade pro-entreprise, risque d’aviver la course aux rentes et les penchants affairistes ».

Oui, enfin… Vous savez que j’ai critiqué, mais je ne suis pas le seul. J’ai critiqué, par exemple, le CPA -le Conseil présidentiel pour l’Afrique-, j’ai critiqué le président Macron. Vous savez, je critique surtout les gens que je respecte. Et ma critique n’a jamais été fondée sur le désir de détruire la relation. Ma critique visait à faire en sorte que l’on remette cette relation en jeu et qu’ensemble on essaie de repenser les fondamentaux de la relation. C’est ce qu’il dit vouloir faire. Il veut le faire, d’un côté avec la jeunesse. L’autre pari, c’est sur les diasporas. Ce sont des choses qui m’intéressent, à la fois intellectuellement et politiquement. C’est pour cela que j’ai accepté d’accompagner ce projet. J’y vais en tant qu’accompagnateur, en tant que témoin. Je crois qu’il est très facile d’être cynique. Je tiens à la part de rêve que contient toute vie humaine, ce qui veut dire que je suis prêt à me tromper.

Vous n’êtes pas une prise de guerre d’Emmanuel Macron ?

Ah non ! (Rires) Mais non ! Il ne le pense pas, je ne le pense pas non plus ! (Rires)

Emmanuel Macron n’est-il pas un homme contradictoire, qui joue sur ses contradictions pour séduire ses interlocuteurs ?

(Rires) Je vais vous dire une chose. Je l’ai rencontré une fois. Il nous a reçus à déjeuner chez lui, à l’Élysée. Effectivement, c’est un séducteur ! Et je ne le dis pas d’une manière péjorative. C’est un esprit brillant. C’est quelqu’un avec lequel on a plaisir à dialoguer. Il est très attentif… Nous étions cinq ou six et j’étais assis à sa droite. Il prenait des notes, il écoutait… C’est quelqu’un qui prend des risques, apparemment, qui aime la contradiction, en fait. Je dirais qu’il aime être contredit et il aime le débat chaud. Évidemment, pour un chef d’État, cela présente des risques. Mais qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Il m’a proposé une idée et il me propose d’en être un des accompagnateurs. Cela me convient parfaitement et une fois le sommet terminé, je retourne dans mes amphithéâtres.

Et à votre liberté constante dans vos travaux et dans votre prise de parole…

Absolument.

Cameroun : une lutte de Nègres dans un tunnel

Peut-être était-ce également le cas hier – ou avant-hier. Peut-être en a-t-il toujours été ainsi? Toujours est-il que de nos jours, ce ne sont pas les plus raisonnables qui l’emportent nécessairement. Dans l’histoire, il est souvent arrivé que ceux et celles qui vocifèrent le plus, qui sont plus prompts à cracher du venin, à gonfler la boue, à souiller les tripes et à proférer des profanites finissent par l’emporter ? Mais de quelle victoire s’agit-il véritablement si tout ce dont ils héritent, c’est la ruine, des villages abandonnés, des récoltes détruites, le labeur des pauvres gaspillé, des corps et des esprits calcinés, un amas d’ossements humains? Un pays que la raison semble avoir déserté, c’est bel et bien le Cameroun, ou se déroule de façon tout à fait moléculaire une de ces sales guerres dont notre monde sait si bien s’accommoder.

Dans ce pays, des possédés aboient et appellent à la haine, ouvertement. Ils se définissent non comme des êtres humains tout court, des êtres humains comme tous les autres, mais comme des membres ataviques de peuplades tribales sorties de la nuit d’antan. D’autres ne jurent que par leur colonialite, comme si la langue de la résistance s’était étripée, ramenée à sa sale peau empoisonnée. Les mêmes sautent de joie à la vue du cadavre de l’ennemi et discriminent les morts – les tiens, les miens. Cette lutte de Nègres dans un tunnel coûte déjà – et coûtera encore – des milliers de vies. De pauvres vies de pauvres gens des deux côtés; tous hébétés et pris dans l’engrenage de la déraison; coincés dans les impasses du postcolonialisme et autres maladies de la tyrannie; saoules par la bêtise de la tribulatrie. Les voilà, qui y vont chacun avec ses petits et grands moyens, dans une sorte de frénésie et d’ivresse, celle de la sauvagerie qui s’abat sur les provinces anglophones plus d’un demi siècle après une pseudo-indépendance, et trente-six ans d’une satrapie ubuesque, notre honte à tous, la spectaculaire manifestation de notre collective castration-excision!

Un vieillard fainéant, cynique et jouisseur s’accroche, acclamé par une armée de sycophantes, au final d’une vie consacrée à ne rien faire. Il y a longtemps qu’il est mort – d’autolobotomisation. Seul un corps sans organe git, le corps sans organe d’un pouvoir autophage, qui désormais se dévore tout seul – le principe diabolique par excellence. C’est que le satrape ne veut pas mourir seul. S’il le faut, il emportera tout avec lui. Autour du grabataire, un millier de vautours, requins et autres prédateurs de toutes espèces s’affairent, attisent les passions, scient tout ce sur quoi ils sont assis, convaincus de pouvoir retourner le chaos en leur faveur le moment venu.

Des hommes-hyènes, des hommes-panthères, des hommes-carnivores ont tout pris en otage et se préparent à l’orage. En attendant, la guerre sale ne fait que s’embraser. En l’absence de bombes thermobariques, on incendie. Tout incendier. La politique de la terre brûlée, voilà à quoi aura conduit un demi-siècle de tyrannie. On brule tout. Les cases, les champs, le bétail, la chair humaine y compris, transformée en viande primitive. La guerre par l’enfumage. Efficiente et, finalement, à bas prix. Tout comme la vie humaine dans cette contrée empoisonnée par la corruption et la prédation.

Après tout, rien ne remplace la technique primitive du feu, cette arme primordiale. Tout revient finalement au feu et à celui qui le maîtrise, qui sait s’en servir contre l’ennemi. Car que vise-t-on au fond sinon à le réduire- lui et tout ce qui soutient son existence – en un amas de cendres.

*Politologue, historien et enseignant universitaire 

Cameroun : après la sortie de Fame Ndongo, Achille Mbembe soutient qu’il attend le renouvellement de son passeport

Dans une sortie faite jeudi, 15 octobre, l’universitaire qui réside en Afrique du Sud précise qu’il a bien obtenu le renouvellement de son passeport en 2018 mais qu’une nouvelle demande faite en 2019 n’a pas abouti à ce jour, tout comme la demande de renouvellement de sa carte nationale d’identité.

 

Le célèbre essayiste et universitaire camerounais Achille Mbembe soutient qu’il attend encore le renouvellement de son passeport, à la suite de la publication faite hier par le secrétaire à la communication du comité central du RDPC (parti au pouvoir au Cameroun), Jacques Fame Ndongo.

« La vérité est qu’à l’heure où je vous parle, ma demande de renouvellement du passeport de 2018 (aujourd’hui objectivement périmé) n’a toujours pas été honorée. Il en est de même de la demande de renouvellement de ma carte d’identité déposée en avril 2018 (et dont mon collègue s’est abstenu de dire un seul mot) », relève Achille Mbembe dans une publication faite sur sa page Facebook ce 15 octobre.

Le Pr Jacques Fame Ndongo a en effet indiqué hier, également via sa page Facebook, que le Pr Joseph Achille Mbembe avait eu une suite positive de la Délégation générale à la sûreté nationale (DGSN) le 10 avril 2018, à la demande de renouvellement de son passeport  – établi le 05 février 2016 – ce dernier ayant épuisé les pages abritant les visas. La demande du Pr Mbembe avait été initialement faite au Haut-Commissariat du Cameroun à Pretoria (Afrique du Sud).

« Le gouvernement de la République n’a jamais refusé de délivrer un passeport à Monsieur Joseph – Achille Mbembe ou de renouveler ce document au bénéfice de l’intéressé », a déclaré le Pr Fame Ndongo dans son texte.

Celui qui assume par ailleurs les fonctions de ministre de l’Enseignement supérieur du Cameroun (Minesup) réagissait à la sortie faite le 06 octobre par l’auteur de Brutalisme. « Le Cameroun a refusé de renouveler mon passeport camerounais. Il cherche à me déchoir de ma nationalité. Mais au lieu de se débarrasser franchement de moi, il ne me lâche pas. Il me suit partout et me colle sur la peau comme une part damnée », s’était plaint M. Mbembe.

« Le Professeur livre des détails au sujet du passeport établi en 2018 et qui, à peine un an plus tard, c’est-à-dire en 2019, ne dispose plus d’aucune page libre et ne sert donc strictement à rien. Il s’agit donc d’un passeport objectivement périmé », a précisé l’universitaire aujourd’hui, rappelant qu’il a fait une nouvelle demande de renouvellement en 2019 sans réponse à ce jour.

« Si le Président Macky Sall ne m’avait pas octroyé un passeport diplomatique sénégalais [novembre 2019, NDLR], j’aurais été contraint de changer de nationalité », constate amèrement le professeur d’Histoire et de Sciences politiques à l’Université de Witwatersrand (Johannesburg).

Dans sa publication, Achille Mbembe dénonce de manière plus large les lenteurs observées dans la production des titres identitaires au Cameroun et les problèmes que ces lenteurs créent pour les citoyens et les personnes régulièrement sollicitées à l’international.

A l’occasion d’un entretien accordé à JournalduCameroun.com en juin 2020, l’universitaire avait également pointé le regard du régime sur les Camerounais de l’étranger, eux qui ne sont pas souvent considérés comme des ambassadeurs de leur pays vu de Yaoundé.

« Lorsque les choses changeront, l’Etat du Cameroun comprendra que certains d’entre nous, dans nos secteurs professionnels respectifs, ne sommes plus uniquement des individus isolés, mais de véritables ambassadeurs de notre peuple et de notre pays sur la scène du monde. L’Etat décidera alors, à ce moment, de mettre à profit nos talents pour le bien de notre pays et de notre continent. Pour le moment, tel n’est pas le cas », avait expliqué Achille Mbembe, qui détient un passeport ordinaire du Cameroun mais un passeport diplomatique du Sénégal.

Achille Mbembe: appel à un mouvement international pour braquer la lumière du monde sur le sort des captifs du Cameroun

Par Achille Mbembe, universitaire, écrivain

 

Alors que partout ailleurs il semble évoluer à une vitesse accélérée, le temps s’est littéralement arrêté au Cameroun.

Inventé il n’y a pas longtemps par les Allemands, puis administré pendant près d’une quarantaine d’années par les Français et les Anglais, cette contrée d’une richesse insondable est tombée sous la coupe de tyrans locaux depuis 1958.

Pendant ce temps, le peuple, frappé d’ankylose, se vautre dans la boue et se gave de sa propre bêtise et de sa lâcheté. Tournant le dos à la dignité, il a opté pour le tribalisme. Il attend que que quelqu’un vienne le sauver à sa place. Fausse conscience? Calcul intéressé? Bienheureux celui ou celle qui pourra déchiffrer l’énigme et démonter les ressorts de cette monstrueuse abdication.

Comme plusieurs autres, « j’en ai marre » et souhaiterais être loin de tout cela. De cette spirale démoniaque. Très loin de la puanteur. Ecrire mes livres. Apporter ma petite contribution à l’éveil de l’Afrique là où celle-ci est sollicitée. Vivre ma petite vie avant de m’éclipser à mon tour, comme tous ceux et toutes celles qui sont parties avant nous. Le Cameroun a refusé de renouveler mon passeport camerounais. Il cherche a me déchoir de ma nationalité. Mais au lieu de se débarrasser franchement de moi, il ne me lâche pas. Il me suit partout et me colle sur la peau comme une part damnée.

Ce matin encore [mardi 06 octobre 2020, NDLR], comme cela est arrivé un certain nombre de fois dans le passé et comme cela arrive de plus en plus régulièrement, je reçois un autre appel en faveur d’un autre prisonnier détenu sans procès dans les geôles d’un régime sous lequel la prison est devenue une condition. Et chaque citoyen africain un captif potentiel.

Je ne suis ni un militant, ni un activiste. Et je n’ai aucune vocation à en devenir un, ou à faire de la politique un métier. Mon champ d’action, c’est l’écriture et la réflexion. J’ai consacré tout un chapitre de mon dernier livre, BRUTALISME (La communauté des captifs) à tous les prisonniers camerounais qui, depuis quelques années, frappent régulièrement à ma porte, je ne sais pourquoi. Et ils sont très nombreux. De plus en plus nombreux.

Un seul individu ne peut pas s’occuper de toutes ces causes. Elles ne sont pas individuelles. Elles sont politiques. Dans tous les mouvements de résistance, le passage par la prison a toujours été un moment-clé du « cycle initiatique » qui mène a la libération. Encore faut-il qu’une communauté se forme et prenne en charge le fait de la captivité comme un élément décisif de la dynamique de libération.

Aux Camerounais et aux Camerounaises de bonne volonté, je voudrais donc poser une seule question. Est-il possible de faire corps et d’initier, ensemble, un vaste mouvement international, dont l’objectif unique serait de braquer toute la lumière du monde sur le sort des captifs de notre peuple?


  • De nationalité camerounaise, Achille Mbembe est professeur d’Histoire et de Sciences politiques à l’Université de Witwatersrand (Afrique du Sud).

Achille Mbembe: “j’aurais aimé enseigner au Cameroun”

Achille Mbembe est l’un des universitaires camerounais les plus connus à l’international. Politologue et historien, l’auteur d’ouvrages scientifiques de référence à l’instar “De la postcolonie” et “Critique de la raison nègre” explique pourquoi il a été à un moment éloigné du Cameroun. Extrait d’une interview accordée à JournalduCameroun.com, accessible intégralement via le lien : https://congobusinessworld.com/passeport-diplo-cameroun-brutalisme-postcolonie-achille-mbembe/

Cameroun : Achille Mbembe répond à Charles Ndongo sur le concept “Brutalisme”

Dans une interview exclusive accordée à JournalDuCameroun.com, le politologue estime que le directeur général de la CRTV s’est servi de son ouvrage « Brutalisme »  à des fins polémistes.

Le 19 mai dernier, à la conclusion d’une émission faite à la veille de la 48e édition de la Fête nationale de l’unité, Charles Ndongo, DG de la chaîne publique CRTV, s’est référé au terme “brutalisme” – titre du récent ouvrage d’Achille Mbembe paru en février 2020 aux éditions La Découverte – pour qualifier l’action de [Camerounais] “enragés qui se déchaînent sur les réseaux sociaux” contre l’Etat du Cameroun et les autorités qui l’incarnent.

Pour Achille Mbembe, « Charles en a fait un usage passablement polémique.”

Dans mon esprit, le terme décrit un mode d’exercice du pouvoir. Il ne renvoie pas à des modes de résistance au pouvoir, à des modes de subjectivation où à des pratiques communicationnelles”, explique l’universitaire dans une interview accordée à JournalduCameroun.com.

Le professeur d’histoire et de sciences politiques à l’université de Witwatersrand (Johannesburg, Afrique du Sud) et chercheur au Wits Institute for Social and Economic Research (WISER), en profite pour en donner la quintessence du concept. « Par « brutalisme », je fais référence au process par lequel le pouvoir agit et se reproduit par le forage, la fissuration et la fracturation.  La fissuration et la fracturation sont des techniques politiques. Il s’agit de dynamiter quelque chose afin d’en extraire une autre. Il s’agit aussi d’épuiser les corps physiquement, de fatiguer les nerfs, le cerveau ou encore d’exposer le vivant à toutes sortes de risques », précise le lauréat du prix Ernst-Bloch en 2018.

Achille Mbembe précise par ailleurs un autre terme qu’il a développé dans des travaux antérieurs, en le reliant avec le système de gouvernance au Cameroun. «  Dans des travaux antérieurs, j’ai décrit le régime et les formes d’exercice du pouvoir au Cameroun comme relevant d’un modèle hybride et baroque. Ce modèle est marqué par la prédation des corps et l’extraction des richesses à l’état brut, une violence carnavalesque, et une relation symbiotique entre dominants et dominés. A cette sorte de formation sociale, et à ce style de commandement, j’ai donné le nom de « postcolonie ». », indique l’historien.

Cameroun: Achille Mbembe réagit à l’utilisation de « brutalisme » par Charles Ndongo

Dans un entretien accordé à JournalduCameroun.com, Achille Mbembe réagit à l’utilisation de son concept “brutalisme” par Charles Ndongo, dans une émission faite sur l’unité nationale du Cameroun le 19mai 2020. “Un usage passablement polémique”, estime l’universitaire.
Pour consulter l’interview complète: https://congobusinessworld.com/passeport-diplo-natio-cameroun-brutalisme-postcolonie-achille-mbembe/

Passeport diplomatique sénégalais, rapport avec le Cameroun, brutalisme, postcolonie… Achille Mbembe se livre sans gêne

Dans cette interview accordée à JournalduCameroun.com, le politologue et historien précise certains des concepts de ses récents travaux et des sujets d’actualité le concernant, sans faux-fuyant

 

[JournalduCameroun] Le 19 mai dernier, à la conclusion d’une émission faite à la veille de la 48e édition de la Fête nationale de l’unité, Charles Ndongo, DG de la chaîne publique CRTV, s’est référé à votre concept de “brutalisme” – titre de votre ouvrage sorti en février 2020 – pour qualifier l’action de [Camerounais] “enragés qui se déchaînent sur les réseaux sociaux”. Il a aussi utilisé le concept pour parler de la “dérive ethnocentriste” observée dans l’espace public. L’utilisation a-t-elle été juste par rapport à votre définition du terme? 

[Achille Mbembe] Disons tout simplement que du terme « brutalisme » ainsi que de mon livre,  Charles en a fait un usage passablement polémique. Dans mon esprit, le terme décrit un mode d’exercice du pouvoir. Il ne renvoie pas a des modes de résistance au pouvoir, à des modes de subjectivation où à des pratiques communicationnelles.

Dit autrement, quelle est la signification que vous donnez au concept de brutalisme?

Je convoque la notion de « brutalisme » pour décrire la manière dont le pouvoir est exercé, à une époque dominée, de mon point de vue, par trois interrogations centrales: le calcul sous sa forme computationnelle, l’économie sous sa forme neurobiologique et le vivant en proie a un processus de carbonisation.  Par « brutalisme », je fais référence au process par lequel le pouvoir agit et se reproduit par le forage, la fissuration et la fracturation.  La fissuration et la fracturation sont des techniques politiques. Il s’agit de dynamiter quelque chose afin d’en extraire une autre. Il s’agit aussi d’épuiser les corps physiquement, de fatiguer les nerfs, le cerveau ou encore d’exposer le vivant à toutes sortes de risques.

S’il fallait appliquer le concept à l’environnement camerounais, à quels exemples (situations) le concept pourrait-il mieux s’appliquer ?
Dans des travaux antérieurs, j’ai décrit le régime et les formes d’exercice du pouvoir au Cameroun comme relevant d’un modèle hybride et baroque. Ce modèle est marqué par la prédation des corps et l’extraction des richesses à l’état brut, une violence carnavalesque, et une relation symbiotique entre dominants et dominés. A cette sorte de formation sociale, et à ce style de commandement, j’ai donné le nom de « postcolonie ».

Ce que j’appelle la postcolonie est un mélange composite. L’on y trouve des restes du « commandement » colonial sur fonds d’imaginaire de la « chefferie », une forme baroque de la tyrannie à laquelle il convient d’ajouter bien des aspects des satrapies anciennes. Dans Brutalisme, je reviens sur ce modèle dans le chapitre 7 intitulé « La communauté des captifs ». Le pouvoir, dans cette configuration, sert en particulier à démolir. C’est cela le brutalisme – casser, caillasser, concasser.

« Je ne me suis jamais considéré comme un exilé ou comme un nomade. Je ne suis pas un opposant politique non plus […] Et en réalité, la politique ne m’intéresse pas du tout. Elle m’énerve. Ce qui m’intéresse, c’est d’écrire mes livres ». Achille Mbembe

On vous perçoit souvent comme un acteur éloigné du Cameroun, parce que vous n’y vivez pas et n’y travaillez pas.

J’ai quitté le Cameroun a l’âge de 24 ans. J’aurai donc passé l’essentiel de ma vie d’adulte hors du Cameroun. Au terme de mes études doctorales à Paris, j’aurais aimé rentrer et enseigner à l’université. Mais entre 1984 et 1992, j’étais banni du pays et j’étais recherché par les services de renseignement pour avoir publié en 1984 et 1987, sous la forme d’un ouvrage en deux volumes, les écrits de Ruben Um Nyobe, le père de l’indépendance nationale. C’est donc aux Etats-Unis que j’ai obtenu mon tout premier poste d’enseignant, à Columbia University a New York. La vie m’a ensuite conduit ailleurs, notamment au Sénégal, puis en Afrique du Sud ou je me suis installé en 2001 tout en continuant d’enseigner plusieurs mois l’an aux Etats-Unis. Je dois préciser qu’il s’agit d’un choix personnel et délibéré. L’Afrique est mon pays et personne ne m’empêche aujourd’hui de rentrer au Cameroun.

Quel est votre rapport avec le Cameroun ?

C’est un rapport à la fois d’éloignement et de proximité. Le Cameroun est notre terre et cette terre, je la porte dans mon cœur et dans ma respiration. Comme le décrit si bien notre hymne national, c’est le berceau de nos ancêtres, tout comme notre continent est le berceau de toute l’humanité.  Pour moi, il n’y a pas le Cameroun d’un côté, et l’Afrique de l’autre. Il s’agit d’un seul et même pays. Je peux servir l’un et l’autre, peu importe où je vis et travaille.

Pour le reste, je connais beaucoup de monde aussi bien dans le gouvernement qu’au sein de l’opposition et dans les milieux culturels et intellectuels.  Beaucoup de gens ne le savent pas, mais je communique en privé avec plusieurs d’entre eux. Quand il m’arrive de voyager au Cameroun, je rends visite à certains d’eux, à leur domicile, quand j’ai le temps. Ce que je dis en public, la plupart le savent, puisque je le leur dis en privé également. Je respecte certains d’entre eux tout en sachant que la plupart sont des captifs.

Pour ce qui me concerne, je ne me suis jamais considéré comme un exilé ou comme un nomade. Je ne suis pas un opposant politique non plus. Si c’était le cas, il y a longtemps que j’aurais rejoint un mouvement politique à cet effet.  Je suis un dissident, c’est-à-dire quelqu’un qui, sur des bases aussi bien philosophiques que morales, refuse consciemment d’accorder quelque autorité que ce soit à un système inhumain qui a conduit le pays dans un cul-de-sac. Et ils le savent parfaitement. Ils savent que je ne suis pas de ceux qui font du bruit pour se faire remarquer, que je n’ai pas faim, que je n’ai pas besoin d’un véhicule de luxe, d’une maison, d’une plantation ou d’une boutique, que je ne dépends pas d’eux, que j’ai un nom qui est le résultat de mon labeur propre, et par conséquent « je ne suis pas en vente ». Et en réalité, la politique ne m’intéresse pas du tout. Elle m’énerve. Ce qui m’intéresse, c’est d’écrire mes livres. C’est d’être absolument libre de travailler avec des idées, de ré-imaginer le monde avec d’autres créateurs.

« Lorsque les choses changeront, l’Etat du Cameroun comprendra que certains d’entre nous, dans nos secteurs professionnels respectifs, ne sommes plus uniquement des individus isoles, mais de véritables ambassadeurs de notre peuple et de notre pays sur la scène du monde ». Achille Mbembe

En novembre 2019, on vous a vu sur des médias en ligne sénégalais avec un passeport diplomatique à vous accordé par le Sénégal. 

Comme vous le savez, ceux d’entre nous qui vivons à l’étranger éprouvons beaucoup de difficultés a renouveler nos papiers d’identité. C’est notamment le cas des passeports. Or à cause de mon travail, qui m’oblige à me déplacer constamment, j’ai absolument besoin d’un passeport opératoire. Dans un monde où la vitesse est une ressource, je ne peux pas attendre plus de six mois avant de voir mon passeport renouvelé. Mon ami Felwine Sarr avec qui j’ai mis en place les Ateliers de la pensée de Dakar était au courant de mes difficultés et en a parlé au Président Macky Sall qui a alors décidé de m’octroyer un passeport diplomatique. Ce faisant, le Président Macky Sall celebre un intellectuel qui fait honneur a toute l’Afrique. Ce document me permet de séjourner sans visa dans une quarantaine de pays au monde. Le Sénégal est un pays qui m’a toujours accueilli. J’y ai passé quatre années de ma vie.  J’y compte beaucoup d’amis et collègues, et Dakar est, pour beaucoup d’intellectuels africains, une ville-refuge.

Disposez-vous d’un passeport camerounais bien valide ?

Je dispose d’un passeport camerounais ordinaire. Il est valide, mais il ne contient plus aucune page libre. Pratiquement, il est donc inutile. Un passeport sans aucune page libre ne sert a rien.

Des rumeurs font état de ce que les services d’immigration du Cameroun n’auraient pas renouvelé votre passeport national ?

J’ai sollicité un renouvellement de mon passeport camerounais. Comme la plupart de mes compatriotes qui se trouvent dans les mêmes conditions à l’étranger, j’attends, depuis lors. La dernière fois, il a fallu que je me rende au Cameroun afin de le renouveler. C’était en 2018. A l’occasion, j’avais rencontré un certain nombre de hauts responsables du pays, y compris le Premier ministre de l’époque.

Je ne leur ai pas posé le problème du renouvellement de mon passeport. Je ne voulais pas profiter de mon statut pour obtenir un traitement privilégié. J’avais, simultanément, procédé au renouvellement de ma carte d’identité nationale. C’était en avril 2018. Cette carte, je l’attends toujours.

Lorsque les choses changeront, l’Etat du Cameroun comprendra que certains d’entre nous, dans nos secteurs professionnels respectifs, ne sommes plus uniquement des individus isolés, mais de véritables ambassadeurs de notre peuple et de notre pays sur la scène du monde. L’Etat décidera alors, à ce moment, de mettre à profit nos talents pour le bien de notre pays et de notre continent. Pour le moment, tel n’est pas le cas.