Barthélémy Toguo: «J’ai voulu critiquer les échanges entre le Nord et le Sud»

Le plasticien camerounais est parmi la vingtaine d’artistes choisis pour représenter le continent à l’exposition « Ici l’Afrique » à Genève

[Barthélémy Toguo Bonjour. Vous êtes un grand voyageur. Vous trouvez votre inspiration sur la route. Qu’est-ce que la Suisse vous inspire ?]
La Suisse, c’est le pays propre, c’est le pays de la vache qui rit, c’est le pays des banques, et de tout ce qu’on peut piquer ailleurs et venir garder en Suisse. La Suisse m’inspire beaucoup de choses, en bien et en mal.

Là, on a une énorme exposition africaine dans un château Suisse, ça ne vous parait pas un peu décalée, vu la situation en Afrique ?
Mais non ! C’est une exposition qui a un thème, qui parle de l’Afrique d’aujourd’hui. Elle est assez variée, diversifiée. On peut parler de la situation politique, des guerres ; mais aussi de l’essor de l’Afrique, du développement du continent aujourd’hui. Ce n’est pas une exposition qui ne montre que le côté négatif de l’Afrique. Il y a de belles choses qui se créent, qui se font. L’exposition est là pour ça. Elle montre que l’Afrique est aussi dynamique, qu’il y a des individualités qui croient en ce continent, un continent qui a de l’avenir au-delà de tous les problèmes qui y existent aujourd’hui.

De quoi allez-vous nous parler dans cette exposition?
C’est installation qui présente un petit peu ce qu’est la vie, avec ses ressentis, ses douleurs, ses souffrances, mais aussi ses plaisirs. Dans la vie, il y a la douleur qui côtoie la violence, la violence qui côtoie la beauté, la beauté qui côtoie la guerre, la guerre qui côtoie la sexualité. Et ça, ça fait partie de la vie. Qu’on soit blanc ou noir, ce sont des concepts universels et dans mon installation, je montre cela. Je montre aussi un projet que je fais en Afrique aujourd’hui, à l’Ouest du Cameroun, à Bandjoun. C’est un centre d’art que j’ai construit pour donner l’occasion à tous les jeunes artistes du Cameroun, d’Afrique et même du monde entier, à venir à Bandjoun Station afin de développer leur projet artistique, en adéquation avec la communauté locale. C’est-à-dire que Bandjoun Station est un lieu où on va faire de l’art. J’ai associé le projet culturel à un volet agricole. Parce que pour faire de l’art, il faut bien manger. On a des terres, des plantations où on a cultivé le café, le manioc, le maïs, le haricot, les arachides.

Là, nous sommes installés sur un tapis, sur un champ de bananes en quelque sorte. Vous êtes un vrai metteur en scène. Comment avez-vous conçu cette pièce du château ?
Dans mon installation proprement dite, j’ai voulu porter critique sur les échanges entre le Nord et le Sud, entre l’Occident et l’Afrique. Des échanges déséquilibrés. C’est-à-dire que l’Europe importe volontiers ce dont elle a besoin : le café, le bois, la banane du Cameroun, de Côte d’Ivoire. Donc l’Occident a plus besoin des produits, des matières premières de ces pays que des êtres humains. Mais c’est aussi l’Occident qui fixe les prix du café, du cacao, le prix de notre bois, de notre pétrole aussi, des richesses du sous-sol, du diamant, du manganèse, ainsi de suite. Et pour porter critique à ce déséquilibre dans les échanges, je me suis dit qu’il fallait, dans mon installation, coller au sol des cartons de banane, et inviter le public à piétiner, à détruire ces bananes. C’est un geste artistique, un geste critique sur l’échange des matières premières entre l’Occident et l’Afrique. Mais c’est aussi un concept que Léopold Sédar Senghor avait critiqué dans le temps, un déséquilibre qui appauvrit très rapidement les agriculteurs du Sud. Je m’en suis inspiré pour porter critique sur cet échange qui est inégal. Voilà pourquoi j’ai invité les gens ici en Suisse à marcher sur les cartons de banane dans mon exposition pour essayer de boycotter et de critiquer aussi les conditions dans lesquelles les gens travaillent dans ces plantations. En Afrique ou même dans d’autres pays sud-américains, ils respirent des produits toxiques mais ces gens ne sont pas bien payés et vivent dans des situations de précarité. En tant qu’artiste aujourd’hui, l’artiste se doit de compatir comme le disait Albert Camus, d’être près des gens qui ont besoin qu’on parle de leurs problèmes. Et c’est ça que j’essaye de faire.

Vous parlez aussi à la lune, vous marchez sur la lune. A l’entrée de l’exposition, il y a un énorme tableau qui s’appelle « Talking to the moon ». C’est des têtes qui crachent, qui avalent des feuilles. Qu’est-ce qui se cache derrière cette réalité ?
Dans cette toile, dans cette uvre que j’ai réalisée en 2013, il y a une dimension de violence parce qu’on voit des successions, des multitudes de têtes humaines qui jonchent toute la grande surface (2,50m x 2,50m) de la toile. Mais, en même temps, cette violence côtoie la beauté de la nature. Sortent dans les bouche de ces êtres humains qui souffrent : la fleur, la renaissance de la végétation, le souhait de voir l’artiste, de voir un autre monde se régénérer, de voir la nature dompter les espaces inoccupés, de voir l’être humain vivre avec cette nature en harmonie et ça c’est le souhait de l’artiste. Je crois qu’un artiste aujourd’hui, surtout un artiste contemporain, doit être un artiste visionnaire mais aussi un artiste qui prodigue des messages.

Barthélémy Toguo
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