Par Père Ludovic Lado, jésuite, Directeur de l’Institut de la Dignité et des Droits Humains d’Abidjan
De la dépénalisation de l’homosexualité à la légalisation du mariage homosexuel, les sociétés occidentales font l’une après l’autre un pas décisif dans le processus de consécration juridique des libertés individuelles des minorités sexuelles. Progressivement les verrous de la morale chrétienne qui a façonné les us et coutumes de l’Occident pendant des siècles cèdent aux coups de marteaux des avocats de la laïcité et de l’autonomie morale. Le primat est désormais accordé aux libertés individuelles dans des sociétés de plus en plus plurielles et laïques. Pourrait-il en être autrement ? Mais jusqu’où ira ce délire de la liberté, cette révolution non seulement légale mais aussi anthropologique et sociale? Et quid des résistances actuelles de l’Afrique quand on sait que depuis la colonisation, elle a tendance à arrimer ses systèmes juridiques à ceux de l’Occident. Par exemple, la législation vient d’être révisée en Côte d’Ivoire pour codifier l’égalité de l’homme et de la femme dans la famille. On n’a pas à s’en plaindre, mais y aura-t-il une exception africaine en matière de mariage homosexuel ?
L’élargissement progressif du concept du mariage dans les sociétés occidentales à l’union entre les personnes homosexuelles marque un tournant décisif dans leur évolution et constitue un nouveau pas dans la sécularisation ou la laïcisation des systèmes légaux. Point n’est besoin de démontrer que la conception du mariage comme union entre un homme et une femme est fortement (même si pas exclusivement) enracinée dans les religions abrahamiques (judaïsme, christianisme, Islam, etc.). Et là où elles sont passées, elles ont systématiquement combattu toute alternative. Point n’est besoin de démontrer que la forte christianisation de la culture occidentale pendant près de quinze siècles a fortement favorisé l’influence des codes juridiques par la morale chrétienne qui a toujours enseigné que l’hétérosexualité est la norme et que l’homosexualité est une exception anormale. Dans ce sens la légalisation du mariage homosexuel en cours en Occident participe entre autres de la déchristianisation du système légal. C’est l’aboutissement d’une évolution dont les racines remontent à la période des Lumières du 18è siècle.
La période des Lumières, en faisant le culte de la raison et de la liberté, a préparé le terrain aux révolutions politiques qui, a leur tour, ont engendré la démocratie et codifié les libertés individuelles, et plus tard, les droits de l’homme. Un certain rationalisme triomphant va d’abord s’attaquer aux croyances religieuses avant de bousculer et remettre en cause bon nombre de vieilles certitudes ancrées dans des traditions séculaires, y compris la norme de l’hétérosexualité. C’est le début de multiples déconstructions dont les théories postmodernes constituent les formes les plus radicales. La sexualité, un domaine très sensible dans toute société humaine, ne va pas y échapper. C’est d’abord le féminisme, ensuite les théories du genre dont les versions les plus radicales sombrent parfois dans un égalitarisme qui tend à nier ou relativiser la différence naturelle entre l’homme et la femme, comme si la différence était incompatible avec l’égalité. Suite à ces déconstructions, l’homosexualité, une fois dépénalisée, ouvre logiquement la voie aux évolutions actuelles. C’est le même courant de déconstruction qui va engendrer la légalisation de l’avortement et peut-être bientôt de l’euthanasie, toujours au nom des libertés individuelles.
Une question fondamentale dans les sociétés démocratiques aujourd’hui est celle de savoir comment vivre ensemble tout en respectant les différences individuelles, comment exercer ma liberté dans le respect de celle de l’autre ? Comment gérer politiquement des sociétés multiculturelles et multireligieuses ? Si la laïcité, quelle qu’en soit la forme, s’est plus ou moins imposée, il reste vrai que pour vivre ensemble, il faut un minimum de consensus moral. Sur quelles bases ériger les normes collectives à partir du moment où la référence à Dieu ou à toute autre sacré ne fait plus l’unanimité, à partir du moment où le culte de la liberté individuelle tend à consacrer l’autonomie morale. Chacun est désormais libre de faire ce qu’il veut de sa vie tant qu’il ne nuit pas à autrui, y compris sur le plan sexuel. On entre donc dans un processus d’épuration des lois de tout ce qui empêche un individu de faire ce qu’il veut de sa vie tant que ça ne nuit pas à autrui. La libéralisation des m urs, la dépénalisation de l’homosexualité, la légitimation des couples homosexuels et la légalisation du mariage homosexuel avec le droit d’adoption ou d’avoir recours à la procréation médicalement assistée participent de cette logique. Au nom de la liberté et de l’égalité, les couples homosexuels veulent avoir les mêmes droits que les couples hétérosexuels, tout cela par un simple jeu des institutions démocratiques.
En Occident, ce n’est plus en référence à la Bible ou au Coran qu’on décide collectivement de ce qui est permis et de ce qui ne l’est pas, mais par le libre jeu des institutions démocratiques. C’est l’aboutissement d’un long processus de sécularisation dans des sociétés de plus en plus agnostiques ou athées. Il n’y a donc pas à s’étonner que les autorités religieuses soient aux avant-gardes de la résistance, de la défense de la morale traditionnelle éprouvée par cette démocratisation des normes collectives, des valeurs. On a beau dire, et avec raison, que tout ce qui est légal n’est pas moral ou que la majorité n’a pas toujours raison, mais y a-t-il mieux aujourd’hui que la démocratie comme système politique compatible avec le respect de la liberté individuelle dans des sociétés plurielles? Mais jusqu’où irons-nous puisqu’il y aura toujours des minorités?
En effet, au nom des libertés individuelles des minorités, et à l’allure où vont les choses, qu’est-ce qui empêcherait aux élus demain d’autoriser les individus qui le demandent à épouser leur mère ou leur père, leur s ur ou leur frère, bref de faire sauter ce dernier verrou, celui de l’inceste, qui intriguait tant le célèbre anthropologue français Claude Lévi-Strauss ? Rien en principe n’empêche qu’au nom de la liberté, le mariage avec son chien ou son chat, réclamé avec tous les droits accordés aux autres couples hétérosexuels ou homosexuels, reçoive une caution légale. Et quid du mariage polygamique jusqu’ici interdit en Occident ? Il suffira qu’une minorité le réclame et que les élus l’autorisent. Nous entrons dans l’ère de la tolérance sans limites où le terme déviance va progressivement perdre tout contenu.
Mais ce qu’il faut craindre c’est qu’on ne passe d’un extrême à un autre, de l’intégrisme (ou autoritarisme) religieux ou moral à l’intégrisme (ou autoritarisme) laïc ou athée. Tolérer et respecter les choix du concitoyen ne signifie pas nécessairement qu’on les partage. Ne pas les partager et le dire ne signifie pas nécessairement qu’on est intolérant ou homophobe pour le cas d’espèce ; au contraire, c’est aussi respecter la liberté de l’autre que d’accepter qu’il ne partage pas mes choix et qu’il ait la possibilité de le dire. C’est d’ailleurs à cette condition que peut s’instaurer un débat dans une société qui se veut démocratique. Mais ce débat est-il encore possible quant la liberté passe avant la raison morale, elle-même en crise, depuis la critique postmoderne qui semble avoir consacré le relativisme? Et l’Afrique dans tout cela ?
La trajectoire historique de l’Afrique est bien différente de celle de l’Occident, même si elles se recoupent à certaines périodes, par exemple celle de la colonisation. Et depuis la colonisation, l’Afrique à tendance à imiter l’Occident. Pourtant la légalisation du mariage homosexuel, comme on vient de le voir, est une conséquence logique d’une évolution interne à l’histoire occidentale amorcée depuis un peu plus de deux siècles. Mais c’est un fait que nous vivons dans un monde ouvert où les médias ont l’art d’internationaliser ou de mondialiser des débats sur les libertés individuelles. Les jeunes générations africaines à travers les médias sont exposées à ces évolutions, et c’est le rôle des adultes de les orienter. Que leur répondre quand elles veulent savoir pourquoi l’homosexualité est autorisée là-bas et pas ici ? La tâche ne sera pas facile pour les éducateurs, même s’ils peuvent encore compter sur les arguments religieux encore largement partagés.
En effet, depuis quelques années, le débat sur l’homosexualité s’invite en Afrique où elle reste pénalisée dans la plupart des pays. Pour le moment, les sociétés africaines encore largement homophobes, et fortement religieuses, opposent une résistance farouche à des instrumentalisations de toute sorte visant à faire évoluer les législations nationales. Les théories du genre font déjà leurs effets, les uns positifs, d’autres négatifs. Nous n’en sommes pas encore au mariage homosexuel, mais des groupes de pression s’activent peu à peu pour que les dirigeants africains procèdent à la dépénalisation de l’homosexualité. Mais s’il faut attendre le libre jeu des institutions démocratiques, comme cela a été le cas en Occident, il va falloir attendre encore longtemps. Les Africains dans leur grande majorité ne sont pas encore prêts à tolérer les minorités sexuelles, et très souvent pour des raisons religieuses, qu’il s’agisse des religions traditionnelles, du Christianisme ou de l’Islam. Les pressions extérieures avec quelques relais internes vont continuer, mais combien de temps l’Afrique ouverte sur le monde va-t-elle encore résister? La réponse dépend des africains eux-mêmes et de leur capacité à influencer leurs élus, pourvu qu’ils soient vraiment élus.
