La crise de l’Euro, l’Afrique et la stratégie de la Ligne Maginot

Par Thierry Amougou, président de la Fondation Moumié

De janvier 1884 à février 1885, l’Afrique fut dépecée et partagée par des pays occidentaux croyant dur comme fer à leur droit naturel d’apporter « la civilisation » aux « barbares ». Sans aucun Africain autour de la table des négociations, les conditions d’exploitation des ressources naturelles du continent noir furent aussi fixées suivant les seuls intérêts des grands acteurs coloniaux de l’époque. Cette attitude qui consista à traiter de l’Afrique et de ses problèmes en son absence, constitue ce qu’on peut appeler l’esprit de la conférence de Berlin. Les conséquences contemporaines de cet esprit sont encore robustes car le Fcfa, monnaie officielle de nombreux pays africains membres de la Zone Franc, est le fruit de l’Empire colonial français qui se déploya lui-même en s’appuyant sur les notions de « mise en valeur », « d’hinterland », « d’arrière pays » et de « commerce légal » érigées par ladite conférence au rang d’instruments stratégiques du PIDE (Pénétration, Installation, Domestication et Exploitation.)

Si, en 1884, l’Afrique n’était encore au yeux du « monde civilisé » qu’un ensemble de terres lointaines et étranges sans pouvoir de négociation et sans aucun intérêt à être intégrée par les puissances coloniales dans une négociation parlant de son avenir, tel n’est plus le cas depuis le XXème siècle où sont nés des États africains indépendants. Il est dès lors interpellant de constater que les pays africains qui, jadis, ont été contraints de rester au sein de la Zone Franc et de garder le Fcfa comme monnaie, remettent en selle l’esprit de la conférence de Berlin en adoptant la stratégie de la Ligne Maginot par rapport à leur avenir monétaire. Celle-ci, ainsi que le disait le Général de Gaule, est l’attentisme même. Elle consiste à attendre que les autres fassent quelque chose au sujet d’une problématique alors que notre avenir y est en jeu. En ce qui concerne le Fcfa, la stratégie de la Ligne Maginot semble prisée par les États africains de la Zone Franc. Cela s’est vérifié dans au moins quatre cas de figures où l’Afrique est restée coite en attendant que les autres fassent quelque chose pour elle sur des problèmes cruciaux qui engagent son avenir et son développement.

Premièrement, de 1948 à 1994, la France fixa, sans que les pays africains de la Zone Franc ne disent mot, le taux de change entre le Fcfa et le FF à un niveau si élevé qu’il obérait le prix des exportations africaines et ne bénéficiait qu’aux exportations françaises vers l’Afrique. Deuxièmement, dès que les pays africains de la Zone Franc sont entrés en crise dans les années 1980, le Fcfa a été dévaluée par décision unilatérale des institutions financières internationales et notamment de la France qui ne voulait plus supporter la charge d’ajustement puisque le compte d’opération prévoit à la fois une convertibilité illimité du Fcfa, et une possibilité de découvert au pays africains déficitaires de la Zone Franc. Troisièmement, le passage à l’Euro en 1999 par la France s’est aussi fait sans que l’Afrique ne réfléchisse sur son avenir monétaire et celui de la Zone Franc par rapport à cette évolution. Quatrièmement, la crise actuelle de l’Euro issue de celle de la dette souveraine au sein de l’UE elle-même liée à la crise de subprimes, semble ne pas intéresser le continent noir et ses pays de la Zone Franc alors qu’il s’agit d’une crise qui implique directement l’étalon international qui assure la convertibilité internationale du Fcfa : l’Euro. Quelle est la stratégie pensée par l’Afrique si la faillite de l’Euro devient effective ? Cette crise de l’Euro fait-elle réfléchir les pays africains de la Zone Franc sur leur avenir monétaire ? Les pays africains de la Zone Franc savent-ils que si l’Euro disparaît (ce qui n’est plus une hypothèse farfelue), ils perdront en même temps le point d’ancrage de la convertibilité du Fcfa et une baisse drastique de la valeur de leurs réserves de change suite à l’inflation que cela peut induire ? Attendent-ils, compte tenu de leur silence, que ce soit la France qui réfléchisse de ce qu’il faudrait faire dans une telle éventualité ? La Zone- Franc est-elle toujours une zone monétaire lorsqu’on sait que le Fcfa de la BCEAO et celui de la BEAC ne sont plus convertibles entre eux qu’au marché noir les deux instituts d’émissions considérant chacune la monnaie de l’autre comme de la mauvaise monnaie ?

Sortir de la stratégie de la Ligne Maginot exige que les pays africains de la Zone Franc trouvent des réponses à ce type de questions car la crise que connaît la Grèce est déjà un cas d’école pour tous les pays africains de la Zone Franc dont la souveraineté monétaire est déconnectée de la souveraineté politique. Comme tous les pays africains de la Zone Franc, la Grèce a renoncé à sa souveraineté monétaire en intégrant la zone monétaire européenne et en adoptant l’Euro comme monnaie de référence en lieu et place de la Drachme. Dès lors, la manipulation du taux de change comme instrument de lutte contre le déficit public n’est plus de son ressort comme cela est aussi le cas pour les pays africains de la Zone Franc. Donc si, d’un côté, les pays africains de la Zone Franc bénéficient de la convertibilité illimitée du Fcfa qu’assure l’Euro via le trésor français, de l’autre, ils renoncent à un instrument de développement qu’est le taux de change. De même, si le découvert que ces pays peuvent avoir de la part de la France via le compte d’opération est un avantage, il ne faut pas oublier, non seulement qu’en contrepartie, la France puise aussi dans le compte d’opération en périodes de prospérités de ces pays, mais aussi, qu’elle peut déstabiliser n’importe quel pays africain de la Zone Franc en manipulant la masse monétaire : des recherches démontrent que celle-ci augmente parfois dans uns pays africain lorsque la France y soutient un régime et veut créer une illusion monétaire chez les citoyens en période préélectorale, alors que les robinets peuvent se tarir lorsque l’équipe en place en Afrique n’est pas en bons termes avec Paris. Quelques mois sans de quoi payer ses fonctionnaires, et le régime africain impopulaire à Paris est tout de suite en grande difficultés.

Ce qui précède est la preuve que la monnaie n’est pas seulement un instrument de développement via plusieurs politiques où elle intervient (taux de change, monnaie de crédit, intermédiation financière, réserves de change, fonds souverains, prêteur en dernier ressort, base monétaire, monétisation .), mais aussi un paramètre de souveraineté économique qui doit être en cohérence avec la souveraineté politique des Etats. En outre, la monnaie unique est accélératrice d’intégration (cas de l’UE) et une arme géopolitique comme le montre la guerre des monnaies qui se joue entre le Dollar américain, le Yuan chinois, l’Euro, la Livre Sterling et Franc suisse par échanges internationaux interposés : les grandes monnaies sont en lutte permanente dans la conquête du territoire mondial au point où on peut parler de véritables géo monnaies. Cependant, étant donné que plusieurs pays africains sont hors Zone Franc et émettent leurs propres monnaies nationales avec des échecs (Zaïre), des retours au sein de la Zone Franc (Guinée), des succès (Nigeria, Maroc, Tunisie, Afrique du Sud, Kenya..), il semble que la problématique du choix cornélien entre l’institution d’une monnaie unique africaine et l’adoption des monnaies nationales, soit moins importante que celle de savoir qu’elle est le statut que les Africains veulent donner à leur monnaie par rapport à leurs objectifs de développement.

Étant donné que l’histoire monétaire mondiale montre que le décalage entre la souveraineté politique et la souveraineté monétaire aboutit toujours à des crises, le choix gagnant pour l’Afrique peut être des monnaies nationales comme étapes vers des monnaies régionales et des monnaies régionales comme étapes vers une monnaie unique africaine. Même si le manque de diversification des structures productives des pays africains de la Zone Franc, la bonne santé des pays africains aux monnaies nationales (Afrique du Sud, Nigeria) et l’effondrement de la Grèce prouvent qu’une zone monétaire n’entraîne pas obligatoirement du développement, il est important que l’Afrique essaie d’évoluer vers plus d’intégration afin de faire le poids face aux autres grands ensembles (UE, USA, ASEAN, Chine, Inde.) qui dominent l’échange mondial. Dans une telle perspective, la monnaie unique africaine devient un accélérateur d’intégration. La transformer en instrument de développement du continent noir reviendrait donc à apprendre de la crise actuelle de la zone Euro en mettant en place un gouvernement économique africain ; une banque centrale africaine ; un trésor africain ; des obligations de la dette africaine, un système fiscal cohérent (ce qui ne veut pas dire homogène), et un fonds de garantie africain. Autant de choses qui font défaut au sein de l’UE. C’est un projet de longue période, mais l’Afrique doit y réfléchir et y travailler de façon permanente en sortant de la stratégie de la ligne Maginot face à ses paramètres monétaires qu’elle doit automatiquement orienter pour son développement cinquante ans après les indépendances.

L’Euro n’est que le Mark allemand relooké en monnaie communautaire. La France et d’autres pays en paient aujourd’hui le prix et veulent revoir les accords de Maastricht. Comment les Africains qui utilisent le Mark allemand via le Fcfa après avoir utilisé le Franc français via le même Fcfa restent-ils impassibles face à cette situation cinquante après les indépendances ?

Thierry Amougou, président de la Fondation Moumié
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