Jean Pierre Elong Mbassi: L’Afrique a besoin de villes globales

Le Secrétaire Général de Cités et Gouvernements Locaux Unis d’Afrique, a été de toutes les batailles visant à faire entendre la voix des collectivités locales africaines dans les instances mondiales.

Vous êtes l’un des acteurs majeurs de l’Afrique locale depuis des décennies. Si on vous demandait de jeter un regard sur le chemin parcouru, que diriez-vous ?
Je pense que la quête des populations pour une plus grande prise de responsabilité dans la gestion de leurs propres affaires a beaucoup progressé sur le continent. Il y a encore des hésitations dans certains Etats. Mais pratiquement tous les Etats qui sont en situation de paix civile ont adopté des lois de décentralisation qu’il faut maintenant mettre en uvre. Bien entendu, il y a lieu de ne pas perdre de vue qu’il existe des difficultés liées à une longue pratique d’une administration fortement centralisée ainsi que l’épisode des partis uniques qui ne sont pas en faveur de la pluralité dans l’expression et témoignent d’une certaine ignorance de l’organisation traditionnelle des pouvoirs. Conséquence : le système majoritaire a été interprété comme un système exclusif où celui qui a la majorité emporte tout. Or, ce n’est pas la culture africaine.

L’Afrique s’urbanise de plus en plus. On parle de 52 villes de plus d’un million d’habitants à ce jour et plus de la moitié de la population d’ici 2025 vivra en ville. Quel regard le spécialiste que vous êtes pose sur le développement urbain de nos cités ?
C’est probablement l’une des mutations majeures de notre continent. Et cette mutation a été relativement mal gérée, parce que la ville a longtemps eu mauvaise presse. L’on a, dans un premier temps, estimé que l’urbanisation était le signe de l’échec des politiques de développement. Ce n’est que très récemment, à la faveur de la publication d’un rapport de la banque mondiale, que les Etats ont compris que l’avenir de leur économie nationale est étroitement lié à la solidité de leur économie locale. Ils ont aussi compris le rôle des villes dans le développement. A l’heure actuelle, la mutation qui consiste à passer d’une Afrique essentiellement rurale il y a 30 ans à une Afrique essentiellement urbaine dans 30 ans est une trajectoire très difficile à gérer parce qu’il faut d’abord transformer les mentalités. Notamment celles qui prônaient un certain romantisme du monde rural. Un romantisme qu’on retrouve d’ailleurs dans les discours des dirigeants, puisque plusieurs d’entre eux continuent à présenter l’Afrique comme un continent agricole et n’appréhendent son progrès et son devenir économique que sous le prisme du développement de l’agriculture. Cela fait qu’on voit des villes comme des lieux qui ne répondent pas tout à fait aux aspirations des Africains puisqu’on leur impute même le fait que l’Afrique ne se nourrit pas par ses propres productions. Il y a aussi une confusion entre niveau de population rurale et niveau de production agricole. Faut-il rappeler que les Etats-Unis ont un niveau de population rurale de l’ordre de quatre pour cent et qu’ils nourrissent pratiquement la planète entière ? Il n’y a pas d’homothétie entre la population rurale et la production agricole. Or, beaucoup de gens continuent à le croire. Le futur de l’Afrique se bâtit aussi dans ses villes. Ces villes doivent jouer leur rôle pour structurer les marchés locaux, de manière à sentir l’importance des relations entre les villes et leurs hinterlands. C’est pour cela que tout ce qui concerne les pistes rurales, les marchés ruraux, l’évacuation, les lieux de stockage des produits et tout ce qui concerne la circulation doit être une des plus grandes responsabilités des autorités locales. Or la manière dont la décentralisation a été conçue dans la plupart des pays a distingué d’un côté les communes rurales et de l’autre les communes urbaines. C’est quelque chose qu’on aurait dû éviter. Heureusement, il y a quelques pays, comme le Bénin, qui ont communalisé de manière totale leur territoire et chaque commune possède une partie urbaine et une partie rurale ; ce qui permet de gérer les relations urbano-rurales de manière plus harmonieuse et plus responsable. Je crois que c’est une des très grandes mutations à laquelle les pays africains ne sont pas très bien préparés jusqu’ici. L’autre mutation, c’est tout ce qui concerne la relation à l’économie internationale. Jusqu’ici, l’Afrique s’inscrit comme une région qui produit les matières premières et qui achète les produits finis. Il n’est pas possible de continuer avec une telle formule. Il faut que l’Afrique augmente dans la chaîne des valeurs des produits. Il y a toutes les raisons pour que ça marche : les ressources humaines commencent à être disponibles, les mines et tous les produits naturels sont à profusion sur ce continent. Ce qu’il faut, c’est organiser les échanges à l’intérieur de l’Afrique. Or ces échanges représentent moins de cinq pour cent des échanges de tous les pays africains. C’est donc un énorme chantier que de construire le marché national, le marché régional et le marché continental. Et ce marché doit s’appuyer sur des pôles urbains qui animent cette mise en relation. Et chaque région doit faire émerger ces pôles. Parce que le monde de demain et la mondialisation seront gérés par des villes globales. Si vous n’êtes pas une ville globale ou si vous n’êtes pas en relation avec une ville globale, vous êtes les perdants de la mondialisation. Il faut que l’Afrique fasse émerger ses villes globales. Johannesburg est incontestablement la ville globale de l’Afrique australe. Pour l’Afrique de l’Est, est-ce Nairobi ou Addis-Abeba ? Il faudra que les autorités régionales de cette région fassent ce choix difficile. Pour l’Afrique du Nord, est-ce Alexandrie, Le Caire ou alors Casablanca ou Rabat ? C’est une discussion à avoir. Ça peut être deux pôles qui se partagent la responsabilité. Pour l’Afrique de l’Ouest, manifestement c’est Lagos. Pour l’Afrique centrale, Kinshasa a suffisamment de poids mais le pays est dans une telle situation que le pays ne joue pas pleinement son rôle. Ça aurait pu être Douala, c’est la même chose. Ça aurait pu être Luanda, c’est la même chose. L’Afrique centrale est donc le ventre mou de ce pôle global pour structurer l’Afrique. Cette réflexion doit être conduite par l’union africaine si on veut que l’Afrique s’articule de manière harmonieuse à la mondialisation.

Ne pensez-vous qu’avec ce discours, vous donnez quand même du grain à moudre à ceux qui pensent que les enjeux comme ceux que vous mettez en lumière rappellent à quel point les ressources humaines au niveau local manquent de qualité, que ce soit les managers municipaux, le personnel communal, le personnel politique, les services déconcentrés de l’Etat ?
Il ne faut pas confondre le pouvoir et la capacité à l’exercer. Le roi des Belges avait dit aux Congolais qu’il est prêt à donner l’indépendance au Congo le jour où le personnel congolais sera suffisamment compétent pour pouvoir l’exercer. Or c’est un faux problème, parce que le pouvoir n’est pas une question technique mais une question politique. Donc, le pouvoir on l’a ou on ne l’a pas. Dès qu’on l’a, on sait comment l’exercer ou, à tout le moins, on doit trouver le moyen de l’exercer de telle manière que l’efficacité de cet exercice donne les résultats qu’on attend. Je pense que la question des ressources humaines des collectivités locales est une question qui ne doit pas se poser en dehors de la compréhension de l’impérieuse nécessité de reconnaître au pouvoir local la plénitude de sa fonction et de ses missions. Ensuite, si on reconnaît cette plénitude, il faut lui donner les moyens de l’exercer, et c’est une affaire qui concerne tout le monde. L’Etat central, qui est en situation d’apprentissage, puisque même ses services déconcentrés ne savent pas comment accompagner la décentralisation, apprend à se délester de certains de ses prérogatives à des niveaux de pouvoir périphériques. On est donc dans un cycle d’apprentissage et personne n’est donneur de leçons dans ce cas-là. On doit donc encourager un minimum de modestie qui consiste à dire «nous apprenons tous, essayons de nous donner la main pour apprendre le mieux possible les uns les autres». Cette philosophie est loin de cette arrogance souvent affichée par les fonctionnaires de l’Etat disant que, comme par hasard, les élus sont compétents quand ils sont au gouvernement comme ministres et tout d’un coup comme maires sont incompétents et les seuls qui soient compétents sont les fonctionnaires de l’Etat. Vous savez qu’ils disent qu’il ne faut surtout pas donner des ressources aux collectivités locales, parce qu’elles seraient gaspillées ; le gaspillage africain étant essentiellement dû aux fonctionnaires des collectivités locales qui n’existaient pas il y a dix ans. Je crois qu’il faut savoir raison garder et rester tout à fait modeste sur cette question. Il faut comprendre que si le pouvoir est laissé aux collectivités territoriales et si les possibilités leur sont reconnues de l’exercer au service de leurs populations sans trop d’entraves de la part des niveaux supérieurs – comme on dit dans nos pays – il y a de fortes chances que la vie des populations de nos villes et nos campagnes soit nettement meilleure que ce qu’elle a été jusqu’ici. Evidemment, ça donne la mesure des responsabilités qui doivent être exercées par les autorités locales pour que cette capacité à répondre aux besoins des populations ne soit pas altérée par des prétextes qui ne valent pas la peine d’être soulevés comme réserves. Tout le monde a intérêt à se donner la main pour que la décentralisation marche, parce que les populations sont avides de participer. Ce serait idiot de ne pas profiter de cette offre des populations de prendre leur part à leur propre développement, ou encore de contraindre ladite offre. De ce point de vue, la décentralisation est une voie incontournable, ou pour faire simple, la seule qui nous reste.

Jean Pierre Elong Mbassi, Secrétaire Général de CGLUA,
journalducameroun.com)/n

Cameroun: Le numéro 16 du journal Villes et Communes est dans les kiosques

Un dossier spécial est consacré à Africités 2012. dans son éditorial, Kamdem Souop, le Directeur de publication, évoque la «voix de l’Afrique locale»

Ce n’est certainement pas le cessez-le-feu décrété le 21 novembre dernier entre Israël et le Hamas qui fera oublier l’essentiel. Il se passe quelque chose au Proche-Orient qui est tout simplement inadmissible. Un peuple rendu apatride par la reconstruction de l’Etat d’Israël en 1948 s’exprime de tous les moyens possibles pour obtenir son droit d’exister et à jouir de la terre. La terre? Les «territoires occupés». On y est.

La Palestine, enjeu majeur des religions révélées et qui a valu à l’humanité sa ration de sang (les enfants massacrés par Hérode, le Christ, les victimes des croisades, quelques Israéliens victimes de bombes et roquettes… beaucoup plus de Palestiniens victimes de la puissante armée israélienne) est dite sainte. Sans doute. Mais ce n’est pas ce qui s’y passe actuellement au plus haut degré de l’injustice qui la sanctifiera davantage.

Voici que qu’écrivait Alain Gresh, le 27 janvier 2006 dans Le Monde diplomatique : «La victoire sans appel du Hamas aux élections législatives du 25 janvier 2006 a suscité bien des commentaires et des mises en garde indignées des Etats-Unis et de l’Union européenne, France comprise. […] Le scrutin, tenu sous occupation étrangère, a suscité une très forte mobilisation de la population palestinienne. Plus des trois-quarts des électeurs se sont rendus dans les bureaux de vote. C’est incontestablement une victoire pour la démocratie et la preuve que les Palestiniens y sont attachés. Et les quelque 900 observateurs internationaux ont témoigné de la régularité du scrutin.

Les électeurs ont exprimé leur rejet de la politique suivie par l’Autorité palestinienne et le Fatah sur […] une condamnation de leur incapacité à créer des institutions solides, à éradiquer la corruption, à améliorer la vie quotidienne. Tout le monde en Palestine est conscient des contraintes permanentes d’une occupation qui se poursuit depuis bientôt quarante ans, mais, même en tenant compte de ces conditions, le bilan de l’Autorité apparaît négatif. Il l’est aussi dans le domaine des négociations avec Israël depuis les accords d’Oslo de 1993. Tout le pari de M. Mahmoud Abbas, élu président de l’Autorité en janvier 2005, était qu’une position « modérée » de sa part relancerait le « processus de paix » ; il n’en a rien été. M. Ariel Sharon, qui avait longtemps affirmé que Yasser Arafat était l’obstacle à la paix, n’a rien offert à son nouvel interlocuteur : le retrait unilatéral de Gaza s’est accompagné – c’était tout le but de la man uvre – de l’accélération de la colonisation et de la construction du mur de l’apartheid – malgré la condamnation du Tribunal international de La Haye».

Comme quoi, il y a des situations où la démocratie ne suffit pas. Et les vieux démons refont surface. Mars 2007 : le Fatah et Hamas forment un gouvernement d’unité mais il est traversé de vives tensions. Juin 2007 : le Hamas prend le contrôle de la bande de Gaza (plus de 100 morts dans les combats) et chasse le Fatah. Les États-Unis, L’Union européenne et Israël organisent le blocus de Gaza. Décembre 2008: Opération « plomb durci ». Offensive dévastatrice sans précédent de l’armée israélienne sur Gaza. Plus de 1.400 morts Palestiniens majoritairement civils (13 soldats israéliens tués) sans compter les ruines. 31 mai 2010 : des commandos israéliens attaquent la flottille pour Gaza faisant 9 morts parmi les passagers. Octobre 2012 : élections municipales en Jordanie boycottées par le Hamas. Novembre 2012 : A partir du 14 novembre, assaut militaire israélien contre Gaza (plus de 140 morts Palestiniens).

La communauté internationale si prompte à commenter les processus démocratiques en Afrique se découvre une subite et durable aphonie, avec la complicité des grands médias. On parle bien d’êtres humains qui ont le droit de se réfugier derrière la Charte du Mandé (ancêtre de la Déclaration universelle des droits de l’Homme) pour espérer du monde une compassion qu’on leur dénie au nom d’une souffrance éprouvée par le peuple hébreux et qui lui vaut finalement absolution de tous ses forfaits en
Palestine.

C’est à la faveur d’Africités qu’il me prend l’envie de faire le lien entre le vécu palestinien et l’un des débats qui aura cours à Dakar. Peut-on développer un territoire quand quelques principes universels sont bafoués: autonomie et démocratie, pour ne citer que ceux-là?

L’Afrique aurait tort de ne pas s’exprimer sur ces questions. Certains peuvent croire que ces choses n’arrivent qu’aux autres, mais quand on voit ce qui s’est passé au Zimbabwe, en Libye ou en Côte d’Ivoire, on comprend que changer de statut, pour les individus, les territoires, les Etats et même les régions, dépend de si peu de chose. La voix de l’Afrique a besoin d’être entendue, sur elle-même et sur le monde. Car sans ouverture, nous sommes condamnés à disparaître. L’occasion d’Africités est trop belle.

«Quand la maison de ton voisin prend feu, verse de l’eau sur la tienne», dit une sagesse africaine.

Bonne lecture et qu’on entende la voix de l’Afrique des territoires.

Villes et Communes dans les kiosques
Villes et Communes)/n