Par Patrice Etoundi Mballa, quotidien Le Jour
Alors que je me trouvais déjà au seuil de la porte de sortie, à Cameroon Tribune, une bande de journalistes en herbe a débarqué dans la rédaction. L’ambiance bruyante et enthousiaste était assurée. Cela allumait de belles éclaircies dans la grisaille qui avait toujours régné dans le « Bungalow ». De cette sympathique foule émergeait Stéphane. Pour briser la glace et le faux sérieux dont était pavée la fameuse voie hiérarchique, je m’étais dit ainsi qu’il n’y avait pas meilleure manière que d’appeler chacun de ces joyeux lurons par son prénom. Je n’ai jamais eu à le regretter ; car, le respect qu’ils me devaient, en tant leur « grand frère » et leur chef n’en a jamais souffert. Je ne vous parle pas, au contraire, de l’amitié et de la confiance que j’ai plutôt récoltées de cette familiarité confraternelle. Oui, Stéphane émergeait. Déjà, sa haute taille ne lui laissait aucune chance de discrétion physique dans une foule. Et surtout, par sa morphologie singulière, il marchait, pour ainsi dire, dans mon passé et y déclenchait une sorte de réflexe conditionné qui, par association de sentiments et d’idées, ressuscitait en moi le visage d’un autre jeune de même ressemblance : Goawe, le brillant caricaturiste. Avec son rire à grands éclats, Stéphane laissait la porte ouverte à toutes les blagues et à tous les traits d’esprit. Je crois que c’est moi qui en ai le plus profité.
Stéphane, lui dis-je un jour, ne mets jamais le nez dehors, quand la tempête se déchaîne. Tu es tellement filiforme que la force des vents risque de t’emporter.
– Non, chef, me reprit-il, ce n’est pas à toi que je ferais l’injure d’expliquer toute la symbolique contenue dans la fable « le Chêne et le Roseau » de La Fontaine.
– Ainsi, tu te prends pour un chêne ?
– Non, je suis plutôt le roseau. Je suis fait pour affronter tous les vents. Toutefois, aucun vent ne peut m’emporter. Mes racines sont bien enfouies dans le sol. Je plie autant que possible, au souffle des vents, sans jamais rompre. Au propre, comme au figuré.
Mine de rien, une bonne blague qui, au fil des années, s’est révélée être le meilleur portrait qu’on puisse faire de ce garçon si attachant. Un professionnel qui a effectivement affronté tous les vents, sans rien perdre de sa personnalité. Il ne savait pas lécher les bottes. Il ne recourait ni à l’outrage, ni à l’ostentation, ni à l’affrontement suicidaire. Tout le temps, il cherchait à inventer et s’inventer, à faire et à parfaire. Un modèle de journaliste de terrain, toujours en mouvement, toujours en éveil, qui, au moment où le rédacteur en chef ou le directeur de rédactions se creuse les méninges pour dénicher le titre d’ouverture de la prochaine édition, fait irruption dans le bureau et vous sort des enquêtes et des reportages, qu’il a réalisés pendant le week-end, sans que la hiérarchie les lui ait commandés. Et le travail est bien fait : l’attaque est originale ; le développement du sujet traité répond à toutes les fameuses six questions de base ; la chute est imprévisible, presque surprenante, mais, toujours dans la logique et la cohérence de l’ensemble du texte. Le tout est rendu dans un style d’une élégance sobre, qui se situe à mille lieues de ce verbiage et cette grandiloquence inutiles dont usent la plupart des jeunes journalistes, pour tenter de masquer, sans grande réussite, leur vide déontologique évident. Ce bel esprit d’initiative n’était pas du tout, chez Stéphane, une habile manière de s’attirer les bonnes grâces de ses patrons. C’est au seul journalisme bien pensé qu’il tressait les lauriers. C’est à la profession entière qu’il rendait hommage.
A nos heures de confidences, il m’assurait qu’il m’estimait et qu’il m’admirait tout autant. Parce que je savais Stéphane incapable de basse flatterie et que j’avais confiance en sa sincérité, je savourais l’éloge. Mais, mon jeune collaborateur ne savait pas que, secrètement, je lui rendais la même estime et la même admiration. Je peux tout avouer, à présent que je ne crains plus de faire mousser en lui quelque vanité. A plusieurs reprises, il m’est arrivé, face à la justesse de certaines de ses suggestions, face à la maîtrise avérée de ses productions, d’avoir un peu honte, pour n’avoir pas eu, avant lui, les mêmes lumières, la même inspiration et le même doigté. Pour parler sans ambages : j’étais parfois jaloux de son immense talent.
Stéphane est mort. Quels mots appropriés utiliser pour exprimer un tel désastre ? Quels flots de larmes verser pour noyer une telle tragédie ? Je ne parviens pas à intégrer ce genre de « fin du monde » dans ma petite nature humaine. Avec la mort, en général, avec la mort de Stéphane, en particulier, je ne détiens plus le moindre repère ; je n’ai aucune explication. La mort est-elle une punition divine ? Je ne pense pas. Car, quel que soit le barème peccamineux dont le Bon Dieu puisse se servir, pour faire la leçon aux vivants, Stéphane, qui avait pratiquement la moitié de mon âge, ne peut pas être jugé pire que moi ; il n’a pas eu le temps de commettre plus de péchés que moi ; il ne devait donc pas mourir avant moi. Pour cette raison, je préfère retenir que la mort est une destination absurde que tout un chacun de nous, comme Stéphane aujourd’hui, finit, un jour ou l’autre, par emprunter. Si je n’avais pas la foi chrétienne, je dirais que Stéphane retourne trop vite, définitivement, irréversiblement, à ce Néant absolu, fait de poussière et de boue, qui réduit toute vie à la dimension d’une simple illusion fugitive. Heureusement, j’ai la foi. Je sais que l’Eternel accordera à Stéphane un repos bien mérité. En attendant que j’aille, à mon tour, rejoindre Stéphane dans « la fosse commune du Temps », c’est au poète que, impuissant et résigné, j’emprunte les quatre alexandrins ci-dessous, pour dire adieu à Stéphane et saluer confraternellement sa mémoire :
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