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Vincent Ntuda Ebodé: « Boko Haram est rentré au Nigeria chercher des subsides »

De l'avis du géostratège camerounais, le groupe terroriste, sous la pression des opérations de la FMM, est obligé de changer…

De l’avis du géostratège camerounais, le groupe terroriste, sous la pression des opérations de la FMM, est obligé de changer de stratégie à cause d’un affaiblissement militaire

Attaque sanglante au Niger, regain de violences au Nord-est du Nigeria, relative accalmie au Cameroun et au Tchad : loin d’être éradiqué, Boko Haram poursuit sa folie terroriste, obligé de changer toutefois de stratégie à cause d’un affaiblissement militaire, décrypte dans une analyse le géostratège camerounais Joseph Vincent Ntuda Ebodé.

De l’avis du spécialiste des questions de sécurité et de gestion des conflits, enseignant à l’Université de Yaoundé II, le groupe terroriste, sous la pression des opérations de la Force mixte multinationale de la Commission du Bassin du lac Tchad, s’est replié au Nigeria, confronté par ailleurs à la reprise des actes de piraterie maritime par les groupes armés du delta du Niger, riche en pétrole.

Question : Les attaques massives de Boko Haram se sont estompées au Cameroun et seules les petites incursions persistent. Cette accalmie rassure-t-elle ?
Réponse : En réalité, l’accalmie est due au fait que toutes les tentatives de guerre réelles qui ont été essayées par Boko Haram ont été repoussées et de la manière la plus rude. Ce qui a amené Boko Haram à changer de direction, c’est-à-dire à rentrer davantage au Nigeria pour chercher des subsides mais aussi à chercher un front du côté du Niger, à partir du moment où le pourtour du lac Tchad est bloqué par la Force mixte multinationale d’un côté et la frontière avec le Cameroun par les forces camerounaises.

Q : Le Nigeria enregistre justement une recrudescence des attaques et le Niger a récemment lui aussi connu une attaque sanglante, alors que le groupe terroriste était déclaré affaibli militairement par la coalition formée par ces deux pays, puis le Cameroun et le Tchad. Cela signifie-t-il que l’ennemi s’est réorganisé et a repris du poil de la bête ?
R : On ne peut pas nier que le groupe a été substantiellement affaibli aussi bien au Cameroun qu’au Nigeria, ou même ailleurs. Mais il ne faut pas oublier non plus que c’est d’abord un problème interne au Nigeria. Il y a des mécontents, qui se recrutent majoritairement dans ce pays pour des raisons de radicalisme religieux pur et pour d’autres raisons qui peuvent économiques ou politiques. Et ces groupes-là à chaque moment qu’ils auront la possibilité de montrer qu’ils existent ou qu’ils résistent encore et la souche étant au Nigeria, l’affaiblissement, quel que ce soit son niveau, ne peut pas avoir la même taille que dans les autres pays. Il y aura toujours de manière substantielle un affaiblissement beaucoup moindre en termes de candidats au Nigeria qu’il n’y aurait dans les autres pays. Donc, je crois que l’affaiblissement est réel, mais cela ne signifie pas que les souches ou bien ce que nous appelons les cellules dormantes sont substantiellement anéanties au Nigeria. Elles restent dans tous les pays mais il y en a davantage au Nigeria et c’est ce qui permet de constater de temps à autre ces attaques.

Q : Ce regain de violences et le fait que les pays du champ aient du mal à éradiquer véritablement Boko Haram prouvent-ils que, comme une certaine opinion l’a laissé penser, cette secte islamiste bénéficie de soutiens extérieurs ?
R : Vous ne pouvez pas faire un mouvement terroriste sans bénéficier de soutiens extérieurs, parce que le terrorisme comme vous le savez fait beaucoup puissance lorsqu’on parle de terrorisme international. Vous comprenez donc qu’à partir de ce moment-là non seulement vous aurez à constater que le groupe Boko Haram lui-même a ouvertement sollicité des appuis extérieurs, mais aussi quand vous regardez le niveau d’armement ou des sommes d’argent dépensées, ou les capacités de mobilisation et de man uvre, vous êtes bien obligé de vous rendre compte que Boko Haram a des apports extérieurs non négligeables. J’aurais tout simplement à indiquer qu’on sait quand même que Boko Haram a participé il y a trois ans aux attaques au Mali.

C’est évident qu’il y a des apports extérieurs, maintenant la question est de savoir les stratégies qui sont mises en place par les pays du front. Est-ce que ces stratégies permettent de bloquer à la fois la mobilité des hommes de Boko Haram, mais aussi la mobilité des moyens, que ces moyens soient financiers ou que ces moyens soient matériels ? Je crois qu’à ce niveau il y a encore des failles sur l’immensité du front et cela permet donc à Boko Haram à la fois de cacher la logistique qu’il a déjà sur place, mais aussi de recevoir de temps à autre ce qu’il peut obtenir en attaquant tel ou tel camp, ou même ce qu’il peut obtenir en achetant ou en se faisant prêter par ses appuis extérieurs.

Q : Dans le cas d’espèce, est-ce que nous nous trouvons dans ce que l’on appelle le business de la guerre, c’est-à-dire qui arment ou vendent des armes à ce groupe terroriste sont aussi les mêmes qui viennent proposer aux Etats en guerre contre Boko Haram leurs services ?
R : On ne peut pas le dire de cette manière absolue. On peut néanmoins redouter, parce qu’il faut aussi comprendre que nous sommes dans des Etats où vous avez des groupuscules de la société civile qui sont assez puissants. Et ces groupuscules d’hommes d’affaires peuvent à certains moments faire des transactions sans que les Etats dont ils sont originaires soient nécessairement impliqués. Mais lorsque cela met long on peut aussi suspecter ces Etats, à défaut d’être regardants, au moins d’être négligents sur ce qui se passe dans la transfrontalité en matière d’armes ou de moyens financiers pour déstabiliser les autres Etats.

Pour me résumer, il y a des signes qu’il y a des appuis extérieurs et ces signes peuvent naturellement amener à s’interroger sur le degré de confiance qu’on peut faire à certains partenaires. Mais on ne peut pas mettre la main au feu qu’à chaque apport extérieur les partenaires, en terme étatique, ont toujours eu l’information et ont plutôt encouragé la déstabilisation à gauche et à droite. Quelquefois eux-mêmes sont surpris par le fait que certains acteurs transnationaux qui agissent ailleurs soient partis de leurs propres territoires. Et si on pouvait dire que ces acteurs sont nécessairement conscients de tout ce qui se passe dans le monde, il n’y aurait pas d’attaque chez eux. Donc je pense qu’il faut diviser la poire en deux. Dans certains cas, oui il peut y avoir des raisons sérieuses pour les suspecter et dans d’autres cas on peut s’imaginer que des fois ils ne sont pas au courant, parce que c’est des acteurs privés qui font les trafics.

Q : On a fondé des espoirs sur l’élection de Muhammadu Buhari. Selon vous, y a-t-il des raisons qui permettent de dire que son arrivée au pouvoir au Nigeria permet d’avancer dans cette lutte ?
R : Il faudrait quand même être aveugle pour ne pas reconnaître que depuis le pouvoir a changé au Nigeria on a vu le résultat sur le terrain. Et pour des gens qui sont su côté du Cameroun cela est d’abord manifeste à travers la collaboration au niveau politique mais aussi au niveau des forces et sur le plan opérationnel. C’est évident que ce qui se passe aujourd’hui en termes de coopération mais aussi en termes de résultats obtenus sur le terrain ne s’est pas passé il y a longtemps avant l’arrivée du président actuel au pouvoir au Nigeria.

On ne peut donc pas dire que son arrivée a plutôt entraîné une déflagration de la situation. Mais cela ne signifie pas qu’il va tout réussir au même moment, parce que ce qui se passe au Nigeria, comme je l’ai dit, il y a des relents terroristes, mais c’est un terrorisme aussi qui se fonde sur des problèmes sociaux, sur des problèmes économiques et sur des problèmes politiques et c’est bien difficile de résoudre tout cela en ne regardant que la dimension militaire.

Vous comprendrez aussi que lorsque l’ancien président était au pouvoir, Goodluck [Jonathan], il venait du Sud et en ce temps-là le Sud s’est stabilisé à travers la piraterie maritime. Mais depuis que Goodluck est parti et que le président Buhari est arrivé, vous avez bien compris que les questions de piraterie ont repris dans le delta du Niger. Alors, vous comprenez à partir de ce moment-là qu’il y a des problèmes politiques internes à résoudre et que ces problèmes politiques internes non résolus à un moment donné nourrissent le terrorisme ou la piraterie dans un pays comme le Nigeria.

Q : Réuni à Yaoundé en février, l’état-major de la Force mixte multinationale de la Commission du Bassin du lac Tchad avait annoncé le lancement imminent d’une offensive d’envergure pour, selon son propre expression, éradiquer définitivement Boko Haram. Quatre mois après, cette opération se fait toujours attendre. Cette attente peut-elle être justifiée par des problèmes de coordination des actions entre les quatre pays concernés, auxquels le Bénin a accepté de se joindre ?
R : Bien évidemment on peut appréhender les choses de cette manière mais la bonne analyse consiste à ne peut s’arrêter seulement sur ce point de vue. Il faut comprendre que Boko Haram n’ayant pas un territoire, Boko Haram est une force mobile. Lorsqu’on s’est préparé pour attaquer à tel ou tel point, s’il s’est déplacé il faut comprendre qu’il faut une réorganisation pour l’attaquer à partir d’un autre angle. Ce n’est pas l’attaque d’un Etat où on sait que la capitale est là où elle a toujours été. Cela signifie que lorsqu’on annonce qu’on va attaquer, on annonce qu’on va attaquer en fonction des informations ou des renseignements qu’on a au moment où on annonce. A partir du moment où le retour d’expérience montre que le terrain a changé, de nouveaux plans sont donc faits pour coordonner ces attaques. Alors, à cette mobilité de forces de Boko Haram il faut que les Etats s’y adaptent.

Les Etats sont fixes et Boko Haram est mobile. Il faut donc ajouter les problèmes de coordination que vous avez évoqués tout à l’heure qui, à mon sens, ne me semblent pas être les éléments primordiaux. Je crois que ce qui est important actuellement pour déterminer l’ampleur de l’action, c’est les informations réelles qu’on a sur le terrain.
Vous avez toutes les opérations que les forces camerounaises ont dû mener tous ces derniers temps au Nigeria : c’était sur la base des renseignements qui leur avaient été donnés pour aller donc détruire les usines par ci, libérer les otages par là. Et si ces informations arrivent et qu’au moment où on veut déjà lancer l’assaut on se rend compte que les otages ont été déplacés, on repart sur le terrain pour recouper l’information et savoir là où on a caché ces otages, avant de s’organiser pour lancer l’assaut. Je crois que c’est cela qui explique grosso modo la lenteur dans la réaction ou la mise en application de l’annonce qui a été faite par la Force mixte multinationale.

Vincent Ntuda Ebodé.
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